C'est quand la page Facebook de Jon Stewart consacrée à l’événement «Rally to Restore Sanity» [«Rassemblement pour retrouver le bon sens»] prévu le 30 octobre était sur le point d'enregistrer 100.000 participants que les libéraux américains ont redécouvert ce sentiment qu’ils connaissent si bien: la panique. [NDE:La page compte aujourd'hui plus de 220.000 participants]
C'est le premier évènement sympa et galvanisant pour la base démocrate depuis qu'elle a reçu par la poste un poster réalisé par le graphiste Shepard Fairey en édition limitée. Alors pourquoi paniquer? La base libérale de Barack Obama devrait plutôt se réjouir, non? Seulement voilà: les démocrates regardent la carte électorale et s’aperçoivent qu’ils sont quasiment fichus. Leur seul espoir repose sur l’énergie des militants libéraux et des syndicalistes, qui passeront les dernières 72 heures de la campagne à pousser les électeurs vers les urnes.
Mauvais timing
Et puis, tout à coup, voilà que Jon Stewart et Stephen Colbert, [deux animateurs-comiques de la chaîne télé humoristique Comedy Central], organisent, à partir de ce qui était au départ une farce, un rassemblement géant. Pas n’importe quand, le week-end du 30 octobre, moment crucial où les libéraux organiseront des opérations de Get Out The Vote. [NDT: littéralement «obtenir le vote», désigne l’aspect d’une campagne électorale qui consiste à inciter les électeurs à exercer leur droit de vote (en faveur de son parti, bien sûr)]
«Beaucoup d’étudiants vont y aller», affirme William Vogt, la vingtaine, étudiant à l’Université de Georgetown et porte-parole des étudiants démocrates. «Moi aussi je compte y assister. Je ne crois pas qu’on s’inquiète d’un éventuel impact sur les campagnes de Get out the vote (GOTV). Le rassemblement a lieu samedi 30 octobre; le lendemain c’est Halloween. On ira quand même voter le mardi [2 novembre]».
Mais c’est vrai cauchemar pour les démocrates. Car, en 2008, des étudiants de Washington effectuaient régulièrement des tournées en bus pour faire campagne en faveur du tandem Obama-Biden en Virginie. Dans l’Iowa, une vingtaine de militants bénévoles pro-Obama se s’étaient employés à effacer les mauvais souvenirs de la chaotique campagne de Howard Dean en rencontrant les habitants et en gérant au mieux le système des caucus. Deux activités a priori bien plus utiles qu’un rassemblement destiné à attirer l’attention et qui, comme pour la plupart des rassemblements, ne fera que renforcer les convictions de ceux qui y participent. Et leur conviction, quand ils regardent Stewart et Colbert, c'est: «quelle bande de péquenauds ces gens de droite!»
Les démocrates trouvent donc cette initiative inutile. Certains ont même vidé leur sac devant un journaliste de Politico. «Certains de celles et de ceux qui iront à ce rassemblement ne pourront pas aller convaincre les électeurs de voter [ce qu’ils auraient fait en l’absence de cet événement]», a écrit le stratège du parti Steve Rosenthal, «en ce sens, il ne nous aide pas».
Les Tea Partiers bien contents
Les militants du mouvement Tea Party sont bien d'accord. Cela les arrange qu’on détourne l’attention du rassemblement du mouvement ouvrier américain, «One Nation», fixé au 2 octobre, dont on a seulement commencé à parler depuis… depuis qu’on s’est aperçu qu’il souffrirait de l’événement «Rally to Restore Sanity». Et puis, cela les arrange aussi que les militants libéraux soient occupés durant une journée à autre chose qu’à convaincre les électeurs d’aller voter démocrate.
«Je préfèrerais cent fois que les libéraux viennent à Washington ce week-end-là plutôt qu’ils restent dans leur circonscription pour tenter d’amener les citoyens aux urnes», explique Brendan Steinhauser, directeur des campagnes d’Etat pour l’organisation FreedomWorks, également un des principaux organisateurs des deux rassemblements du Tea Party du 12 septembre. «Car nos militants [du Tea Party], eux, seront dans l’Ohio et la Pennsylvanie pour faire du porte à porte».
La question du rassemblement en tant que tel
Les Tea Partiers se sont eux-mêmes posés la question (en mars 2009) du bien-fondé des rassemblements. Ils en ont conclu que c’était une bonne idée. Ils y découvraient leurs alliés naturels et de nouvelles organisations qu’ils avaient réussi à rallier à leur cause et, à l’été 2010, ils avaient bien engagé leurs stratégies de propagande électorale, de soutien à des candidats et d’humiliation des républicains modérés lors des primaires des partis.
Le récent rassemblement «Restoring Honor» [«Pour retrouver l’honneur»] de Glenn Beck, –qui a inspiré leur nouba à Stewart/Colbert– était précédé et suivi d’autres rendez-vous: des réunions sur les stratégies politiques et d’autres rassemblements organisés par des groupes du type FreedomWorks. Cette année, le rassemblement du 12 septembre, beaucoup moins important que l’an dernier, portait exclusivement sur les élections de mi-mandat. La Convention Nationale de l’Unité du Tea Party, voulue par ceux qui avaient préparé la convention de février à Nashville, devrait rester lettre morte, notamment parce que les militants sont trop occupés à faire campagne pour y assister.
D’où cette question: pourquoi les démocrates croient-ils que le coup médiatique de Stewart/Colbert mettra hors circuit les militants potentiels? S’agissant des prochaines élections, une seule chose est sûre: les libéraux sont beaucoup moins enthousiastes à l’idée de voter que les conservateurs. Un sondage Gallup en date du 20 septembre révèle que, dans les face à face électoraux, les républicains sont au coude à coude avec les démocrates –ce qui n’était pas arrivé depuis un bon moment. Cette enquête montre également que les électeurs républicains sont bien plus déterminés à voter que les démocrates: 47% des républicains se disent «très enthousiastes» contre seulement 28% chez les démocrates. En 2008, c’est précisément ce manque de motivation qui a tué les républicains au grand profit des démocrates.
Une «piqûre de réjouissance collective»
Mais que font les animateurs-stars de Comedy Central pour empêcher cela? L’idée, obscurément décrite par Stewart and Colbert, est de se faire une «piqûre de réjouissance collective». Sur la page Facebook du Rassemblement «Rally to Restore Sanity», la voix désincarnée de Stewart lance un appel à «toutes celles et ceux qui considèrent que crier est agaçant, contreproductif et très mauvais pour la gorge; qui pensent que les voix qui portent le plus ne doivent pas être les seules entendues et qui sont convaincus que le seul cas où on peut légitimement dessiner la moustache d’Hitler sur le visage de quelqu’un est quand cette personne n’est autre qu’Hitler».
Ils prennent en compte la nouvelle réalité. Il y a quelques années, les démocrates grimaçaient en voyant certains d'entre eux être assez bêtes pour croire que se rassembler dans le Mall avec des symboles associant Bush à Hitler auraient un quelconque effet. Depuis le début de la campagne d’Obama en 2007, les libéraux ont décidé de se poser comme des gens heureux et satisfaits d’eux-mêmes. Le plus gros rassemblement de l’histoire moderne des Etats-Unis n’est pas celui du 12 septembre, c’est celui des libéraux, qui s’est tenu le 20 janvier 2009 pour fêter l’arrivée du leader dont le visage trônait sur leurs murs.
Ce n'était pas un terrain agréable pour les libéraux. C'était un terrain très agréable pour les conservateurs et les animateurs satiristes comme Stewart et Colbert, parce que le culte d’Obama et l’optimisme des libéraux versait un peu dans le ridicule. Si la naissance du mouvement du Tea Party, fomentée par la bête noire fortuite de Jon Stewart, Glenn Beck, a donné de la matière aux humoristes, les libéraux se sont retrouvés quelque peu décontenancés. Ils avaient passé huit ans dans l’opposition à se sentir tantôt supérieurs aux républicains, tantôt inquiets face à eux. Ils s'étaient débarrassés des républicains, et ils leur fallait désormais redécouvrir ce sentiment de supériorité?
Le vent de panique démocrate est insensé. Le rassemblement de Stewart va attirer deux catégories de personnes: 1)les libéraux qui ne comptaient de toute façon pas se livrer à des actions de Get Out The Vote et 2)les libéraux qui avaient besoin de ce supplément d’âme pour pouvoir retrouver leur élitisme. Les militants qui avaient l’intention d’inciter les citoyens à se rendre aux urnes pour voter démocrate ne viendront pas.
«Je ne crois pas que ce sera un problème pour les électeurs syndiqués», explique Eddie Vale, porte-parole du regroupement syndical AFL-CIO. «Si un sidérurgiste de Pennsylvanie a prévu de faire du porte à porte ce jour-là, il ne se dira pas “ah zut, faut que j’aille voir Jon Stewart!”»
David Weigel
Traduit par Micha Cziffra