Si à la fin des années 1990 votre tante qui travaille dans le social tractait pour Attac, ou si vos potes de fac roots lisaient Charlie Hebdo ou Le Monde Diplo, alors le nom de Pierre Carles ne vous est sans doute pas étranger. Son film Pas vu Pas pris a marqué les esprits. Tout commençait par une petite séquence volée sur la préparation d’un JT de TF1. Nous sommes en 1994. Etienne Mougeotte, alors vice-président de le chaîne et François Léotard, alors ministre de la Défense, discutent comme deux vieux compères qu’ils sont, en marge d’une interview du ministre qui doit être retransmise en direct quelques minutes plus tard.
Développement économique de la première chaîne française, considérations politiques, la discussion va bon train entre les deux amis… On pouvait se demander de quoi s’étaient rendus véritablement coupables les deux hommes influents. On pouvait aussi considérer que cette camaraderie était une information en elle-même, d’autant plus précieuse que très rarement montrée au public. C’est cette seconde interprétation qu’ont toujours refusée les chaînes de télévision françaises. C’est l’argument qu’elles ont avancé pour écarter toutes les propositions du réalisateur de montrer à la télé ce qui fait intrinsèquement partie de ce qu’on ne peut y voir.
Pas vu à la télé, le sujet télé préparé pour Canal+ sur les connivences médias-pouvoirs, serait trappé par la chaîne de l’impertinence, et son réalisateur raconterait plus tard l’histoire de cette censure: ce serait la mise en abîme proposée dans Pas vu Pas pris. A partir de ce moment, la malédiction Pierre Carles était en marche: grillé de partout, il devrait se résoudre à utiliser le circuit alternatif pour faire passer un message contestataire qui malheureusement ne prêchait qu’aux convaincus.
La critique de la télé n’était vue et appréciée que de ceux qui avaient pour habitude de ne contempler cette lucarne qu’avec une extrême méfiance…
TF1, l’ultime combat
Dans Pas vu Pas pris (1998) comme dans Fin de concession (sorti mercredi 27 octobre), Pierre Carles n’est jamais aussi bon que quand il retourne l’arme toute puissante de la télé contre elle-même: l’image. L’administration de la preuve, dans le travail de Pierre Carles, c’est l’archive vidéo. Comme à l’époque de Pas vu Pas pris, la dernière enquête du réalisateur révèle des morceaux d’anthologie du petit écran, mais pas vraiment du genre de ceux qu’on vous proposait dans Les enfants de la télé…
Pour ce retour à la critique de la télévision après une longue parenthèse consacrée à faire des films sur le sociologue Bourdieu ou le plaisir de ne pas travailler, le père Carles revient aux fondamentaux. Et décide de se payer l’entreprise qui devait être depuis toujours au sommet de sa top list. L’usine du consentement la plus performante du pays. Le mal absolu. L’ennemi des ennemis… TF1. Et un match Pierre Carles contre TF1, pour ceux qui connaissent un peu le pedigree des forces en présence, c’était une très belle affiche, du moins sur le papier.
Armé de sa question faussement naïve – le renouvellement automatique de la concession de TF1 à son propriétaire Bouygues– le réalisateur entame alors une tournée des grosses huiles de la télé. Journalistes influents de la chaîne (Mougeotte, Villeneuve, Pujadas, formé à TF1), grandes figures du PAF (Chancel, Cavada, Elkabbach, FOG, Cotta, etc.), chacun est appelé à s’expliquer sur la grande affaire qui occupe Pierre Carles depuis vingt ans. Les rapports incestueux entre les journalistes, les politiques et les pouvoirs économiques et financiers.
C’est le refus des intéressés de répondre, leur langue de bois ou, parfois, leur cynisme assumé et même leur incapacité à comprendre ce qu’on leur reproche qu’on retiendra. Nulle révélation croustillante dans Fin de concession. Simplement, une analyse patiente et ingrate qui consiste à repérer qui a fait quoi dans les directions de l’info télévisée. Ce qui permet d’arriver rapidement à la thèse du film: personne ne peut rien dire ni rien faire face au pouvoir de la télévision, puisque tout le monde en est responsable, ou y a conservé quelque influence ou poste qu’il risquerait de perdre.
Critiquer les médias à l’ère du soupçon
Ce qui a changé au cours des douze années qui séparent la sortie en salles de Pas vu Pas pris de celle de Fin de concession, c’est qu’entre temps Pierre Carles est devenu une légende urbaine des salles de rédaction. Ses futures victimes ont appris à s’en méfier comme de la peste. Courtois, flatteurs, évitants ou beaucoup plus directs, les journalistes trouveront chacun une manière de contourner les pièges tendus par le franc-tireur. Avec plus ou moins de succès.
Ce qui a changé aussi, c’est le rapport du public aux médias. A l’époque de Pas vu Pas pris, un autre pavé était jeté dans la marre médiatique: Les nouveaux chiens de garde de Serge Halimi, rédacteur en chef du Monde Diplo et compagnon de lutte de Carles. Une contestation grandissante des médias naissait alors sous l’influence des intellectuels altermondialistes, Bourdieu et Chomsky en tête. Du côté des disciples, ou des journalistes qui prolongent l’approche radicale de Carles, il y a eu PLPL (Pour lire pas Lu, titre clin d’œil au docu de Pierre Carles), devenu Plan B avant de disparaître en 2010, et Acrimed, un observatoire des médias en ligne toujours en activité. Autant de publications résolument anti-système et impitoyables dans leur critique des manières d’informer.
Eloignée de cette galaxie alter mais tout aussi virulente, la revue Médias s’est spécialisée dans le décryptage de la construction de l’info. Dans la catégorie critique de la télé, il y a eu Arrêt sur Images, qui poursuit son travail de mise en lumière des coulisses de la télé… sur le Net. Et tout une culture du off plus ou moins mis en scène, des tutoiements de Karl Zéro aux émissions de Yann Barthès ou de Jean-Marc Morandini.
La récupération médiatique de la critique
Tout cela ne forme pas un mouvement de pensée. Plutôt des piqûres de rappel isolées qui, progressivement, ont formé le public à l’analyse des images, lui ont appris à douter de tout. Du côté des critiques politiques du système médiatique, on ne parle que d’allégeance des journalistes à la mondialisation néolibérale, c’est le discours même des médias qui est démonté.
A l’inverse, la critique médiatique des médias (c’est-à-dire celle qu’on peut voir à la télé) s’est plutôt concentrée sur les dérapages de la profession, les manquements à la déontologie, les erreurs, les anecdotes people, mais sans revenir sur le principe d’une pratique qui s’exerce, sauf cas répertoriés, de manière satisfaisante.
Pierre Carles, victime de son succès, aurait pu enfin déposer les armes. C’est mal connaître le personnage et son niveau d’entêtement. Pour lui, la récupération par le système médiatique de la critique des médias n’est qu’un niveau d’enfumage supplémentaire, une parade d’un système qui digère toutes les attaques pour en ressortir ensuite une version plus acceptable, de portée limitée. Rien ni personne ne trouve grâce aux yeux de Pierre Carles excepté, peut-être, lui-même. Et encore. Sa soif d’en découdre, son envie de se venger des puissants, sa frustration de ne pas avoir approché de plus près certaines présentatrices sexy…
Et s’il avait, aveuglé par sa quête de pureté, simplement tout raté? Fidèle à sa signature documentaire, le réalisateur se met lui-même en scène, et nous livre ses propres doutes sur les motivations pas forcément très saines qui l’animent. Pourquoi passe-t-il son temps à dégommer la presse? Pourquoi cette conduite suicidaire qui lui a fermé les portes de la gloire, de l’argent, ou simplement du CDD renouvelable?
Tout ou rien
Avec Fin de concession, Pierre Carles veut avant tout faire partager son désenchantement à son public. Depuis Pas vu Pas pris, il n’a pas vu, justement, les années passer. Les institutions qu’il souhaite abattre n’ont plus de crédit qu’auprès des téléspectateurs les plus naïfs. Surtout, depuis que Patrick Le Lay a révélé au monde ce qu’était le vrai métier de TF1, à savoir vendre du temps de cerveau disponible aux annonceurs de la chaîne, on aurait pu classer l’affaire qui obsède Pierre Carles dans son film. La chaîne a avoué. La promesse d’un «mieux disant culturel» avancée lors de la privatisation de TF1 était un mensonge éhonté.
Malgré cela, Pierre Carles continue à charger tête baissée. A l’écran, il met toujours les mêmes vilaines chemises à carreaux, mais son opération Infinite justice contre les médias s’effondre dès le milieu du film devant l’énormité de la tâche. Trop gourmand, trop contre tout, trop énervé, il poursuit son entreprise solitaire et fonce dans l’impasse, perdant le «fighting spirit» qui avait fait le succès de ses précédentes enquêtes.
Pierre Carles, et dans son sillage tout un réseau très actif de critique du libéralisme, s’emploie depuis deux décennies à décrédibiliser le système des connivences médiatiques, tâche salutaire et difficile par moment, simplificatrice quand il s’agit simplement de clamer un Tous pourris qui emporte individus, médias et systèmes en une même vague de rejet. Son public: lecteurs du Monde Diplo, bobos de salles d’art et essai, militants de la décroissance, fan club de Bourdieu… Pour eux, c’est tout ou rien: laquais du journalisme dominant ou frondeur hors système. Entre les deux, point de salut.
A quoi cela sert-il de critiquer le système sans relâche quand on prêche des convaincus? A informer ou à se faire plaisir? Faire constructif n’est pas vraiment le but que poursuit Pierre Carles dans Fin de concession. Tant qu’il s’agira de dévoiler les dessous des médias, il ne déviera jamais de sa ligne de conduite: Tolérance zéro. Pierre Carles ne veut pas grandir, il restera toujours aussi méchant. Tant mieux. Parce que voir le scooter de Pujadas repeint en carrosse doré, c’est comme revoir Charles Villeneuve se faire piéger à dix ans d’intervalle, comme regarder BHL prendre une énième tarte à la crème en pleine figure: ça ne sert à rien, mais ça fait quand même plaisir. A celui qui filme comme à celui qui regarde.
Jean-Laurent Cassely