««« Lire la première partie: 2000-2010 ou la stratégie de l'Union au passé non composé
Les chefs d’Etat et de gouvernement des 27 ont adopté en juin dernier la stratégie «Europe 2020». D’elle, on retiendra le résumé qu’en fait le ministère de l’Environnement: au-delà de l’objectif de «sortir de la crise et de prévenir la suivante, elle se concentrera sur un triple objectif thématique: créer de la valeur à partir de la connaissance, favoriser l’émancipation dans des sociétés ouvertes à tous et enfin créer une économie compétitive, connectée et plus verte». Sur le fond qui pourrait être contre? On y retrouve entre autres un objectif de croissance de 3%, un taux d’emploi de 75%, 3% du PIB consacré à la R&D, chiffres qui nous sont familiers puisqu’ils ressemblent étrangement à ceux de la Stratégie de Lisbonne 2000/2010.
L’annonce de cette stratégie est passée inaperçue et ceux, rares, qui l’ont aperçue ont exprimé «un certain scepticisme sur son contenu et son effectivité». On est en fait toujours face au même dilemme: ces objectifs font évidemment rêver, mais les déclarations d’intention qui ont accompagné le lancement de cette stratégie n’ont pas rassuré sur la capacité de l’Union à construire son futur avec détermination et unité:
1. La clé de voute reste composée de sujets (croissance, emploi…) d’obédience souveraine; ceux-là même qui, pour être convenablement coordonnés au niveau de l’Union, nécessiteraient une forte gouvernance que le cadre institutionnel actuel stricto sensu ne peut toujours pas soutenir autant que nécessaire. Le succès repose donc sur la volonté politique de chacun des membres et la ténacité avec laquelle cette volonté va s’exprimer pendant les dix ans qui viennent. La Commission n’a pas officiellement vu son périmètre d’action s’élargir: il en est ainsi de l’éducation qui est pourtant une pièce essentielle de cette stratégie, puisque le but est de développer une croissance intelligente. Le Conseil européen du 17 juin 2010 [PDF] a néanmoins décidé que l’éducation resterait de la compétence des Etats membres. Or par où commence la construction communautaire si ce n’est par l’éducation?
Pour une partie significative du périmètre de la stratégie, on sera donc contraint d’additionner les objectifs individuels pour atteindre l’objectif collectif. L’effet de masse disparaît et l’action perd de sa substance.
2. Même s’il est amélioré (chaque membre subissant «une pression des pairs» aux indicateurs réorganisés et renforcés), le principe de gouvernance reste «mou» comme dans la version 2000-2010: il n’y aura pas de sanction européenne à l’inaction des membres. On notera, néanmoins, qu’un timide effort est fait en direction des autorités régionales pour qu’elles soient impliquées dans l’action et contribuent à diffuser cette stratégie auprès des opinions publiques … Promesse à tenir pendant dix longues années. C’est long.
Tout le monde est pourtant d’accord sur un point: l’Europe ne peut pas continuer durablement sans une gouvernance renforcée. Là serait l’enjeu de la prochaine décennie.
Alors le bon sens me pousse à poser une question: à quoi sert de formuler une stratégie tant que la capacité à la mettre en œuvre n’est pas significativement améliorée?
Il faut regarder les choses en face: la probabilité d’atteindre l’objectif ou du moins de l’approcher malgré les vents contraires qui ne manqueront pas de souffler paraît faible au vu de la façon dont la chaîne de commandement est conçue actuellement. Plutôt que d’ajouter une nouvelle «liste de courses» à la collection de stratégies ou de plans d’action inachevés qui dorment dans les cartons de la Commission, tous brillants, tous valides, l’heure ne serait-elle pas venue de s’attaquer au problème de fond et s’attacher à gouverner la stratégie différemment?
Vue «d’en bas» et avec l’approche certainement trop réductrice de quelqu’un qui vient de la société civile, voici quelques idées qui pourraient dynamiser et sécuriser le parcours:
1. Impliquons les citoyens
On n’y arrivera pas sans eux. Cela nécessitera donc d’une part de créer les conditions de leur propre mise en mouvement –c’est un travail d’infrastructure– et d’autre part de mettre en place un processus d’information sans trous et sans doublons qui implique et responsabilise tous les relais d’opinion. Souvenons-nous de l’exemple du passage à l’euro: la dynamique européenne n’est jamais aussi forte que lorsqu’on mobilise les citoyens.
2. Simplifions l’intrigue stratégique
Ce mélange entre sujets souverains et sujets communautaires, entre résultats chiffrés et objectifs structurels, fait qu’au final, cette stratégie n’est pas incarnée. Supprimons donc les doublons, ségréguons et affichons les responsabilités: aux gouvernements des membres une approche par le résultat des sujets souverains (la croissance et l’emploi), à la Commission une approche par l’infrastructure des sujets communautaires.
Les gouvernements ont-ils, en effet, vraiment besoin des avis ou de la surveillance constante de la Commission pour construire la croissance ou améliorer l’emploi? Ils ont été élus dans leurs pays et subissent, sur ces sujets, la pression de leur opposition et des électeurs! Ne sont-ils pas capables de se coordonner entre eux au sein du Conseil pour tout ce qui concerne les sujets d’obédience souveraine?
La Commission, quant à elle, est idéalement placée et équipée pour faire du communautaire, laissons la faire ce pour quoi elle est légitime aux yeux de l’opinion publique: développer l’infrastructure commune, rationaliser la relation avec les administrations locales et créer les conditions pour que les citoyens contribuent à faire vivre l’Europe.
3. Elargissons le côté opérationnel de la Commission
Il existe des sujets communautaires qui sont aujourd’hui orphelins et qui, tous, ont un impact immédiat sur les citoyens. Ils viendraient utilement compléter le plan d’action de l’intégration du marché unique. Tous ont des conséquences libératoires immédiates sur la croissance et l’emploi. Aucun n’est pris en charge car ils tombent dans cette zone grise formée de sujets à l’évidence communautaires, mais pourtant jalousement gardés comme des zones de souveraineté.
A simple titre d’exemples mais la liste est beaucoup plus longue:
- Le multilinguisme qui ne progresse pas et qui ne progressera pas tant qu’il ne sera pas pris en compte au plan européen. Or, l’Union n’a rien d’autre à mettre sur la table pour faire avancer l’éducation que 9 euros communautaires par tête d’écolier/étudiant là où les membres mettent 5.748 euros souverains. Il s’agit pourtant d’un sujet clé pour l’Europe: des études ont montré que des dizaines de milliards d’euros de chiffre d’affaires sont perdus chaque année par les entreprises par manque de capacités linguistiques lors d’un acte commercial.
- La mobilité pour tous (les écoliers, les étudiants, les enseignants, les salariés...) car les statistiques de mobilité sont navrantes malgré l’autosatisfaction affichée ; pire: elles sont stables. Or il a été montré que la mobilité des salariés leur garantit un parcours professionnel de plein emploi, avec des responsabilités et des rémunérations plus élevées.
- La croissance en taille des PME –on ne s’étonnera jamais assez que les entreprises européennes sont 3 fois plus petites que les PME japonaises (6 employés contre 18 employés en moyenne) et 10 fois plus petites que les américaines (60 employés en moyenne). La Commission devrait être en première ligne pour les aider à s’ouvrir aux autres pays européens –seules 8% d’entre elles exportent et 5% d’entre elles ont une filiale ou une co-entreprise à l’étranger. Il ne suffit pas de s’arrêter à un texte réglementaire: les Etats-Unis aussi ont leur SBA (Small Business Act) sauf que le A signifie «Administration» et non pas Act: ils ont mis en place une équipe d’agents de l’Etat fédéral qui se consacrent à plein temps et sur le terrain au développement des PME, avec obligation de résultats.
- La stimulation des entreprises pour déposer des brevets –l’Union dans son ensemble arrive en 5e rang mondial après la République de Corée pour le nombre de dépôts de brevets– sans limiter l’action communautaire aux seuls aspects réglementaires du brevet européen.
Reste le problème essentiel mais non insurmontable du financement. Des priorités budgétaires et probablement douloureuses devront être établies si l’on veut être logique avec l’existence d’un objectif stratégique commun: il faudra des leviers d’action à la Commission. On peut anticiper que cette source de financement là sera longue et laborieuse à mettre au point. Il faudra donc la doubler d’autres sources par définition innovantes (partenariat public privé pour tous les sujets qui ont des conséquences immédiates sur la qualité de l’emploi, abondement de fonds spéciaux dédiés à des projets à partir de plans de relance nationaux…).
Tant que l’Union se comptera comme une addition de cas individuels complétée d’une couche non souveraine de technocratie transverse qui s’ajoute aux complexités locales, elle ne permettra pas aux acteurs économiques européens de bénéficier à plein de la taille impressionnante de ce territoire. Avant de créer les institutions miracles qui vont réveiller l’Union, impliquons les hommes et les femmes qui pour eux et pour leurs enfants voudront que l’Europe ait encore de riches heures devant Elle.
La question n’est pas de savoir si on manque d’idées, on en regorge. Elle est plutôt de savoir ce que l’Union européenne doit faire pour avoir une chance d’exister en tant que bloc en 2020. L’Europe ne peut pas juste se contenter de devenir, dans dix ans, un beau livre d’histoire.
Yves Labat