Lisbonne est connue dans l’imaginaire des peuples pour être un endroit où l’on se fait des promesses éternelles en regardant le Tage s’écouler lentement vers l’océan.
LISBONNE, MARS 2000, TEMPS MITIGÉ, 19°C. Les quinze chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne réunis formulent une stratégie pour l’Europe visant à:
«Devenir en 2010 l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde».
Quelle ambition!
L’année 2000 était, il est vrai, enthousiasmante. La nouvelle économie battait son plein. Les vols Europe-San Francisco étaient pleins à craquer de gens très occupés et à l’air très blasé, vêtus généralement de noir mais de façon très décontractée; ils étaient les nouveaux capitaines d’une industrie naissante: celle de l’information distribuée immédiatement à tous et sans limite de quantité. C’était l’époque où les chefs d’entreprise de l’économie traditionnelle se demandaient avec angoisse s’ils n’avaient pas raté quelque chose et si leur solide entreprise n’allait pas être submergée par quelque concurrente née dans un garage et dirigée par un teenager en baskets. Les nations tout comme les individus se torturaient pour savoir si oui ou non il fallait monter dans ce train-là, porteur de richesses répercutées immédiatement par une Bourse euphorique et des taux de croissance époustouflants.
L’Europe se devait de relever le défi. La formulation même de la stratégie de Lisbonne est aujourd’hui le meilleur symbole de cette ère nouvelle qui s’ouvrait et où tout semblait possible. Elle se devait donc de s’engager vaillamment dans ce qu’on appelait la révolution de l’information.
Pas de plan B
Cette ambiance explique beaucoup de l’exagération qu’avec le recul on peut trouver dans cette affirmation volontariste qui se révéla être un terrible piège, d’autant plus redoutable que les objectifs étaient quantifiés et datés.
L’excès de surexcitation mondiale fut sanctionnée sans délais avec fureur et brutalité: en une semaine les panneaux «for sale» et de nouveaux clochards apparurent dans les rues de San Francisco; voilà pour la fureur et la brutalité. Septembre 2000 fut l’amorce de la gueule de bois; voilà pour le délai.
Las, la stratégie de Lisbonne était bien officielle. Il fallait la faire vivre pendant dix ans: dix années difficiles qui ont finalement digéré la nouvelle économie mais fait aussi apparaître d’autres opportunités, d’autres enjeux, d’autres menaces et d’autres ruptures. Voilà pourquoi l’atterrissage de cette stratégie en 2010 a donné lieu à une discrétion autant chattemite que son annonce initiale fut paonnante.
En effet, l’Europe n’est pas aujourd’hui cette économie compétitive et dynamique dont on parlait avec optimisme et ferveur en 2000. Nous avons raté l’objectif.
C’est un fait.
Elle s’est même plutôt moins bien comportée que d’autres régions du monde confrontées aux mêmes difficultés.
Au-delà du destin probablement imprévisible qu’a connu l’économie mondiale cette dernière décennie, faut-il fermer les yeux avec tolérance et compréhension, comme on nous le demande, sur ce qu’il convient d’appeler un échec de l’Union européenne?
En aucune façon!
Car si nous voulons que les pays d’Europe participent aux destinées du monde globalisé, qu’ils soient un bloc reconnu et respecté par les autres, il n’y a pas d’autre alternative que de réussir l’Union. Il n’y a pas de plan B.
Voilà pourquoi il est si important que le cycle stratégique nouveau (2010-2020) ne puisse s’ouvrir sans autre argument que «de passer à autre chose»: il va bien falloir tirer les leçons des dix ans passés.
Il est indéniable que la Stratégie de Lisbonne a subi des ruptures –la crise de la nouvelle économie, le 11 septembre 2001, la crise financière de 2008 puis la grande crise économique de 2009, entre autres– et connu des périodes de croissance –comme les années fastes 2005 à 2007. Mais ces influences exogènes n’ont aucun intérêt didactique pour améliorer les conditions de réalisation de la stratégie «Europe 2020».
Ce sont donc les autres composantes de «l’intrigue» stratégique qui s’est nouée ces dix dernières années qu’il faut analyser et comprendre pour en tirer des leçons d’avenir:
Le cap n’a pas été tenu... du tout
Les objectifs ont été revus en profondeur au moins quatre fois:
- 2000: on voulait construire une économie de la connaissance
- 2001: on lui ajoute un volet environnemental
- 2005: on réoriente la stratégie sur la croissance et l’emploi
- 2007: on s’attaque désormais au poids de l’environnement réglementaire et à la situation énergétique.
Bien sûr, une stratégie évolue, surtout sur une période de dix années. Mais là, il ne s’agit plus d’évolution, il s’agit de changements de cap de telles ampleurs qu’on ne sait plus ce qu’on vise et à quelle échéance.
Le périmètre a changé… sans influence sur le contenu
D’une Union à 15 pays en 2000, on est passé à 25 en 2004 puis à 27 en 2007. Je vous laisse imaginer ce qui peut se passer dans une assemblée de copropriétaires quand on passe de 15 à 25. Alors au niveau de l’Union… Qu’aucun chef de gouvernement nouvellement entrant n’ait négocié pied à pied une adaptation de la stratégie de Lisbonne –ne serait-ce qu’au plan des échéances ou du mode de gouvernance–, que la Commission elle-même n’ait pas provoqué de révision à cette époque en dit long sur la volonté collective à atteindre l’objectif.
La stratégie de Lisbonne fut un mélange de sujets d’obédience souveraine et de sujets communautaires
C’était bien là sa plus grande contradiction. Elle fixait un point d’arrivée unique et commun: être l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde en 2010. Mais elle reposait sur des résultats à atteindre individuellement: taux de croissance, taux d’emploi, pourcentage du PIB à dépenser dans l’innovation… Elle sous-entendait implicitement une gouvernance commune vigoureuse et un engagement de chacun des membres à agir dans son propre périmètre au service d’une stratégie commune. Cette contradiction fut tout simplement insurmontable: une gouvernance d’un nouveau type fut bien inventée accompagnée d’une cohorte de noms imprononçables: la MOC, les LDI, les GOPE. De cet appareillage très rébarbatif, il faut retenir deux aspects: premièrement, il s’agissait d’un dispositif de coordination souple et hors tout contexte institutionnel, deuxièmement il n’y avait pas de sanction en cas d’inaction. Pire, le déroulement d’ensemble du plan n’était pas sous la surveillance statutaire du Parlement pourtant régulièrement élu au suffrage universel. Autrement dit, nous avions à exécuter une stratégie extrêmement ambitieuse avec une gouvernance extrêmement faible.
Ce fut une stratégie parmi d’autres
Et son essoufflement la fit rapidement rentrer dans le rang: entre les rapports stratégiques, les études stratégiques, les plans à trois ans, les budgets à cinq que ce soit au niveau d’un Etat membre, de la Commission voire du Conseil, il y a en effet abondance et juxtaposition de bonnes idées, de recommandations, de propositions d’action décrites dans le détail et sous de multiples formes. Elles sont toutes utiles, se font toutes des politesses réciproques comme pour mieux justifier leur légitimité, mais elles s’entrechoquent avec pour conséquence qu’on ne sait vraiment plus quel est le but à atteindre. Une chose est sûre: l’Union croule littéralement sous les bonnes idées mais souffre structurellement d’un manque chronique de concrétisation.
Une stratégie peu expliquée
Floue car trop conceptuelle, la stratégie de Lisbonne a donc été très peu expliquée au public durant toutes ces années. Mobiliser l’opinion publique européenne sur un sujet pourtant capital pour elle et les générations futures s’est en effet révélée très ardu. La route est coupée, il n’y a plus de repères:
- Le Parlement européen? Hier comme aujourd’hui, du fait de la mise hors Traités de cette stratégie, on se contente de le consulter. Les débats du Parlement sont révélateurs de ce sentiment d’être «en bout de ligne» et bien peu en prise avec les décisions.
- Les Autorités Régionales et Locales? N’ayant jamais trouvé leur place dans la gouvernance de la stratégie, que pouvaient-elles dire à son propos? Elles s’en plaignent à juste titre amèrement aujourd’hui.
- Les relais vers la société civile (syndicats, chambres de commerce..)? J’ai fait l’expérience suivante: j’ai navigué sur les sites internet de la plupart de ces relais en questionnant leur moteur de recherche sur les thèmes «stratégie de Lisbonne» ou «stratégie Europe 2020»; les résultats sont affligeants: moins de 10% de référencement de ces thèmes sur ces sites. Le sujet est tout simplement ignoré (par exemple, sur le site de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, NDLE) Or, sans ces relais, que peut faire un citoyen pour se mobiliser sur un sujet aussi essentiel?
Un bon bateau ne va pas vite uniquement quand il y a bon vent; il va vite lorsqu’il est plus rapide qu’un autre à vent égal. Les vents ont, certes soufflé dans toutes les directions durant ces dix dernières années, mais ils ont été les mêmes pour tout le monde. Or, force est de constater que non seulement l’Union européenne n’a pas été plus vite que les autres pendant ces dix ans, mais elle s’est éloignée du rôle qu’elle a l’ambition d’avoir dans le monde. Ce n’est pas la fatalité, c’est un problème de volonté politique.
On m’objectera que l’absence d’institutions solides due au rejet de la Constitution européenne par le vote des peuples a empêché l’émergence d’une Europe forte, structurée, capable de transmettre une dynamique aux populations.
Mauvais combat: l’Union a déjà réussi des exploits sans attendre d’avoir une constitution finalisée. Ainsi de 1996 à 2002, par exemple, plusieurs centaines de milliers de personnes de onze nationalités différentes se sont mobilisées dans une remarquable organisation public-privé pour faire aboutir un projet commun: le passage à la monnaie unique. Ceux qui ont vécu ces moments-là se rappellent l’extraordinaire aventure que la société civile a connue au travers de ce projet. Il y avait le souffle du Traité de Rome sur ces Européens-là.
Quand la volonté politique d’arriver est là et qu’elle est partagée, quand des réactions de souveraineté ne viennent pas combattre la mise en commun, les populations se mobilisent. Et ce sont les populations qui feront gagner l’Union.
Yves Labat