Pas d’erreur dans ce qui va suivre: l’orthographe française est bien bonne fille qui, pour le très singulier «soutien-gorge», autorise tous les pluriels; à savoir «soutien-gorge» (formule retenue par Colette), «soutien-gorges» et «soutiens-gorges»; à la notable différence des «reines-claudes». Précision indispensable avant de saluer le récent ouvrage qui traite notamment de cette savante et délicate armature; une bénédiction pour tous ceux —des deux genres— qui s’intéressent aux seins des femmes; autant dire une assez large fraction de l’humanité; du moins dans nombre des cultures occidentales.
Cet ouvrage (Le sein, une histoire) est au premier abord une somme d’érudition de près de quatre cents pages. C’est aussi –c’est avant tout– un passionnant voyage spatio-temporel copernicien centré sur le soleil de la poitrine féminine, proposé par Marilyn Yalom, que les éditions Galaade présentent comme une «universitaire féministe inclassable, bilingue [franco-américaine] et multiculturelle». Ajoutons que Marilyn Yalom dirige l’Institut de recherche sur les femmes et le genre de la Standford University.
On le sait: rien de plus difficile que d’entreprendre une recension enthousiaste. On voudrait alors tout dire, de l’ampleur du propos, de l’originalité des angles, de la multiplicité des incitations à la réflexion. Bref: résumer ce que peut être un bonheur de lecture. Et souvent, pris au piège, on ne peut que céder à cette facilité que sont les citations; quand il ne s’agit pas de se vautrer dans le confort des paraphrases.
Cédons un instant à la tentation en offrant un aperçu du paysage qui va du sein «sacré» (déesses, prêtresses, femmes bibliques, saintes et madones) à tous les autres seins qu’ils soient «érotisés», «domestiqués», «politisés», «psychologisés», «commercialisés», «médicalisés» avant d’être (dit-on; croit-on) «libérés». Du premier sein sublimé où tout se nichait, en somme, jusqu’aux vulgaires nichons; avec une attention toute particulière accordée par l’auteur au cancer; cancer qui fait que chaque femme ou presque se demande si elle finira ou non sa vie avec la double présence organique qui signe l’appartenance à notre espèce, la mammifère.
Yalom ouvre son ouvrage sur deux lignes extraites d’un «chant étudiant médiéval»:
«Et les seins qui s’élevèrent doucement
Comme les collines du paradis»
Elle le clôt ainsi:
«La poitrine qu’on pourrait sauver ne sera pas telle que le concevaient nos ancêtres, car les femmes auront leur mot à dire sur sa signification et son usage. Comme nous avons trouvé des moyens de sortir sans soutien-gorge, ou sans haut du tout, afin d’encourager la recherche sur le cancer du sein, de lutter pour le droit d’allaiter en public, de contrer les images glamour des médias par des images plus réalistes, nous trouverons de nouveaux moyens de protéger et de valoriser nos seins. Pour le meilleur et pour le pire, plus gros ou plus petits, dans la maladie et la santé, les seins seront mariés à nos corps et, dans les circonstances les plus favorables, ils pourront nous procurer à la fois du plaisir et du pouvoir.»
Tout est dit, semble-t-il, du féminisme et des poitrines qui pour partie le nourrissent. Ce serait compter sans ce complément qui enrichit la traduction française de l’ouvrage américain: la préface signée d’Elisabeth Badinter. («Voici un livre qui tombe à pic, en plein débat sur l'allaitement lancé par Elisabeth Badinter. C'est elle, d'ailleurs, qui en signe la préface.» –Elle). De fait, cette préface signée par une féministe hier encore inclassable désormais classée éclaire l’ensemble d’une lumière complémentaire.
«A première vue, quoi de plus immuable que le sein féminin? N’a-t-il pas toujours eu pour fonction de contenter l’homme et le bébé?», écrit Elisabeth Badinter. Etrange propos qui évoquent le «contentement» et qui fait le parallèle entre l’«homme» et le «bébé»; pauvre bébé d’ailleurs, ici débarrassé de son sexe.
Elisabeth Badinter:
«L’histoire qu’en trace Marilyn Yalom, de la préhistoire à nos jours, est infiniment plus complexe et subtile. Partant de la question: “À qui appartiennent les seins?” elle donne à voir, selon les époques et les pays, de multiples “propriétaires” qui décident de leur fonction, de leur statut et même de leur forme. Du sein divin de la madone allaitant au Moyen âge au sein érotique d’Agnès Sorel, du sein domestique de la Hollande protestante du XVIIe siècle au sein politique de Marianne torse nu, du sein commercialisé par l’industrie du corset et du soutien-gorge au sein rongé par le cancer ou torturé par le piercing du XXe siècle, Marilyn Yalom montre que le pauvre sein de la femme a appartenu successivement à l’enfant, à l’homme, à la famille, au politique, au psychanalyste, aux commerçants, au pornographe, au médecin, au chirurgien esthétique, avant que les féministes n’en reprennent le contrôle à la fin du siècle dernier.»
Elisabeth Badinter, à propos de celles qui ont rempli nos poubelles de soutiens-gorge:
«Ce faisant, elles se sont réapproprié leur poitrine pour un court moment. Car en vérité, quelle femme aujourd’hui peut se jouer tout à la fois de la mode, de la séduction et de sa santé? En fait, ‘’la poitrine a été et continuera d’être un marqueur des valeurs de la société’’. Histoire à suivre, donc, pour mieux comprendre le monde dans lequel on vit… (…) Dans le débat qui oppose aujourd’hui les féministes essentialistes aux culturalistes, Marilyn Yalom a choisi son camp. Mais cette féministe apaisée a toujours conservé une retenue universitaire qui lui interdit de céder à la passion militante qui vire trop souvent à la hargne.»
De fait, pas de hargne ici; ou si peu. Et une aspiration originale à la «paix des sexes» comme il en fut de celle des braves. Avec quelques dérangeantes interrogations, à commencer par celle de savoir si les femmes sont exploitantes ou exploitées quand elles découvrent leurs seins pour –au minimum– de l’argent, depuis la nourrice jusqu’à la strip-teaseuse; sans parler de la légitimité de toutes ces industries qui depuis des siècles ont pour objet de soutenir et de corseter l’ensemble pour lui donner plus de relief en même temps que plus d’horizontalité.
Un ornement culturellement sexuel
On goûtera ici tout particulièrement l’ambivalent chapitre intitulé «Le sein commercialisé: du corset au cyber-sexe». Incidemment, cette analyse des rapports ancestraux entre les seins et l’argent vient alimenter une problématique contemporaine grossissante née des progrès de la médecine: celle de la remise en question de l’indisponibilité (de la non-patrimonialité) du corps humain. A qui appartiennent les seins des femmes? A quel titre le sein pourrait-il être objet de commerce temporaire et pas l’utérus des «mères porteuses»? Où est l’attentat à la pudeur: dans le fait de vendre l’un de mes reins (de faire commerce de spermatozoïdes, d’ovocytes, de cadavres, etc.) ou d’allaiter en public?
Se souvenir, enfin, que l’Occident n’est pas le centre du monde; et que si «pour la plupart d’entre nous, et en particulier pour les hommes», les seins de la femme sont un «ornement sexuel», il n’en va pas de même dans nombre de cultures (d’Afrique et du Pacifique Sud) où les femmes vaquent ouvertement poitrine nue; où dans celles qui fétichisent (en les masquant) la petitesse des (deux) pieds, les (deux) fesses ou la nuque. Que l’on s’en félicite ou qu’on le regrette, nous somme ainsi faits: dans tous les cas ou presque, la nécessaire, l’indispensable, charge érotique impose le recours systématique aux voiles.
Jean-Yves Nau