Il est assez ironique ― pas amusant du tout mais ironique quand même ― de constater à quel point les «Grands Mouvements Sociaux à la française» sont devenus contre-productifs (littéralement). La grève classique, celle qui consiste à donner aux salariés d'une entreprise privée fabriquant, disons, des boulons de 12, un minimum de «bargaining power» (pouvoir de négociation) dans leur confrontation avec un conseil d'administration reste pourtant un outil efficace: «Soit vous acceptez nos conditions, soit nous arrêtons de produire des boulons!».
C'est simple. C'est clair. C'est imparable.
Le conseil d'administration peut ne pas céder, mais il prend le risque de ne plus pouvoir livrer ses clients, lesquels n'attendront pas bien longtemps avant d'aller se fournir en boulons identiques chez Tournebloc & Cie. Que la grève dure et, au final, il a sans doute autant à perdre que ses salariés. Peut-être davantage. A moins, bien entendu, qu'il ne soit dans l'impossibilité économique de satisfaire les demandes qui lui sont faites. Mais c'est peut-être la preuve que ce comité de ploutocrates avait déjà perdu la partie contre le fameux Tournebloc & Cie s'il se révèle incapable de satisfaire et ses clients et ses salariés. Dans ce contexte, tout le monde perd.
Enfin, pas Tournebloc & Cie mais ce n'est sans doute que partie remise au rythme du transfert de la production de boulons de 12 vers la Chine…
Le «Grand Mouvement Social à la française», lui,
est d'une autre nature. S'il ne concerne, à ses prémices, qu'une catégorie
spécifique de salariés ― généralement des fonctionnaires ― en lutte pour la
préservation anachronique d'un «acquis» ou l'amélioration légitime de la vie
au travail un peu comme dans une grève classique, il se transforme rapidement
en une sorte de combat civilisationnel. Ce n'est plus seulement une grève de
profs, de cheminots, de postiers, d'électriciens, de gaziers ou d'infirmiers comme
en Allemagne, en Belgique ou au Japon mais une nouvelle bataille dans la guerre
opposant exploiteurs et exploités depuis que Sapiens Sapiens (un homme des cavernes de droite)
a eu la peau de Neandertal (son homologue de gauche).
Bon, il existe bien un enjeu «concret» susceptible d'être débattu dans une
émission d'Arlette Chabot sur France 2 (les salaires, les conditions de
travail, les retraites, les horaires…), mais chacun sait bien qu'il n'est que
le symbole de quelque chose de plus grand, de plus fort, de plus beau: le
refus d'une «société à deux vitesses».
Aujourd'hui, alors que l'une de ces séquences fondatrices est peut-être en train de s'ouvrir, alors que syndicalistes, politiques, nihilistes et optimistes croisent les doigts en priant, chacun devant son autel, qu'elle finisse par faire pschitt ou se transforme au contraire en un nouveau décembre 95 (le 68 des jeunes générations), on est tenté de se demander qui tient le rôle du conseil d'administration récalcitrant. Et surtout qui prend la place du client à court de boulons de 12.
Hum, en vérité, pour le conseil d'administration, c'est fastoche, c'est le gouvernement. Sommé de revenir sur sa réforme des retraites, il peut se renier et céder. Comme notre industriel de la visserie, il n'en a manifestement pas les moyens mais peut toujours emprunter sur les marchés de quoi faire la soudure le temps pour les analystes de réaliser qu'il n'est jamais qu'un passager clandestin dans le TGV allemand. Il peut aussi rester «droit dans ses bottes», façon Juppé, mais ça ne lui profite que rarement électoralement.
Le client, c'est plutôt le type moyen. Celui qui aimerait bien que le gouvernement cède parce que la retraite à 60 ans, c'est mieux que la retraite à 62 ans mais qui a saisi du débat en cours qu'il faudra sans doute faire comme les voisins ― puisque 1+1 = 2 dans à peu près tous les pays France comprise.
Mais que le gouvernement cède ou pas, le «Grand Mouvement Social à la française» de 2010 aura probablement incité une nouvelle flopée de clients, du moins parmi ceux qui en ont les moyens, à se tourner vers les Tournebloc & Cie de la vie sociale. Collèges et lycées en grève? Les gosses iront dans le privé. La fac en rade? Les grandes écoles ne sont pas faites pour les chiens. Les transports en commun en panne? Vivre en centre-ville, c'est plus cher mais c'est si pratique... Les patrons se montrent sourcilleux sur les horaires? Bah, un cadre ça peut télétravailler quelques jours depuis sa terrasse pendant l'été indien! Les hôpitaux en colère? Il y a des cliniques. La Poste en lutte? Vive Fedex et les mails!
La société à deux vitesse par excellence, non? L'hydre même dont on devait à nouveau trancher l'un des testons !
Enfin, ça, c'est en attendant que l'on transfère tout ça en Chine, bien entendu, histoire de mettre tout le monde d'accord, clients, administrateurs et salariés. Le retour à la société monovitesse, quoi...
Hugues Serraf
Photo: La manifestation du 12 octobre 2010 à Marseille Jean-Paul Pelissier / Reuters