Ce samedi aura lieu la cinquième journée de d'action contre la réforme des retraites depuis la rentrée (7 septembre, 23 septembre, 2 octobre et 12 octobre), avant la grande manifestation prévue mardi.
Pour que l’ambiance d’un cortège soit bonne, la musique est indispensable. Elle égaye les pas des manifestants tout le long du défilé. Et quand on n’est pas engagé, on a même tendance à se placer dans le cortège en fonction des tubes proposés. Tiens le camion CGT qui passe l’Internationale, tiens une fanfare de cheminots par là, etc.
Au-delà du côté bon enfant, la musique a un rôle bien spécifique, qui varie selon les situations et les contestations. En suivant la typologie proposée par le livre La musique en Colère de Christophe Traïni, docteur en sciences politiques, on peut établir les neuf contributions les plus importantes de la musique «aux entreprises contestataires», des plus évidentes aux plus tactiques. Exemples en chansons (vous pouvez aussi écouter cette liste de lecture Spotify qui regroupe les chansons citées et d’autres):
1. Des émotions qui favorisent les conversions à la cause
Pour transmettre une émotion, une chanson est bien plus efficace qu’un long discours. Christophe Traïni donne l’exemple les associations d'opposants à la tauromachie. Le Comité radicalement anti-corrida propose ainsi la chanson Por Favor, où l’auteur «s’exprime tel un taureau livrant ses dernières pensées». En personnifiant les plaintes du taureau, les opposants cherchent à «susciter l’attendrissement à l’égard de la victime, d’exciter la colère à l’égard des bourreaux, bref de proscrire la possibilité de rester insensible au sort de l’animal».
2. Prescrire les postures émotives tactiquement appropriées à la situation
Comme dans un concert classique, la musique nous porte lors des manifestations. Plus elle est violente, plus les manifestants seront agressifs, ou l’inverse. Ainsi, lors des manifestations pour les droits civiques des noirs aux Etats-Unis, le chercheur de Nothwestern Aldon Morris a expliqué que certaines chansons influençaient directement les manifestants dans leur posture corporelle. «Une chanson telle que Ninety-nine and a Half (Won’t do), caractérisée par des exclamations très marquées, un tempo crescendo, des reprises en choeur ou des battements de mains, exhortait ceux qui l’entonnaient à une résolution inflexible. Un chant tel que Carry It On permettait d’exorciser la peur des plus réticents: “Ils nous raconteront des mensonges/ Nous enverrons leurs chiens / Nous enfermerons dans des prisons / Persiste! / Tiens bon!”», explique le livre La musique en Colère.
En France, pas une manifestation sans Le Chant des Partisans, et surtout sa version «motivante» de Zebda:
3. Exaltation du «nous»
Pour Christophe Traïni, «dans la mesure où elles requièrent une synchronisation des gestes et des voix, et plus encore une esthétique et un répertoire communs, les pratiques musicales et chorales constituent une action collective par excellence. Le fait de chanter ensemble matérialise très sensiblement la détermination des membres d’un groupe à agir de manière coordonnée». La musique dans laquelle le plus de gens se reconnaissent et que l’on retrouve toujours dans les manifestations est l’Internationale de toute évidence, composée en 1871 par Eugène Pottier. Bon, dans la vidéo ci-dessous, tout le monde n’est pas vraiment en rythme au début.
Plus une chanson est reprise, plus elle devient symbolique et plus les gens se retrouvent en elle. We Shall Overcome fut ainsi tout d’abord un chant gospel scandé par des travailleurs noirs en grève contre l’American Tobacco en 1946. Progressivement, elle va être considérée lors du mouvement des droits civiques «comme le chant de ralliement de tous les protestataires américains» et sera même le titre d’un célèbre discours de Martin Luther King, quelques jours avant d’être assassiné.
4. Désigner un adversaire
Pour qu’il y ait un «nous», il y a souvent besoin du «eux» en face, les méchants, les injustices, les oppresseurs. Là, les exemples sont multiples. Chez nous, ce serait La Marseillaise évidemment et les féroces soldats étrangers au sang impur qui mugissent. En Espagne, A las barricadas du syndicat anarchiste de la Confédération nationale du travail, lors de la Guerre d’Espagne, parle des «nuages sombres qui nous aveuglent» et l’hymne communiste du début du XXe siècle, Bandiera rossa, demande l’aide du peuple. Pour Christophe Traïni, il s’agit de créer «le sentiment d’un danger imminent qui commande une réaction immédiate et justifie l’engagement dans un conflit (...) Mais aussi de (créer) un sentiment d’animosité, d’hostilité ou de haine à l’encontre de ceux qui menacent l’accomplissement de la mission historique des militants».
5. Exhortation au devoir de mémoire
Manifester oui, mais si on peut inscrire sa protestation dans une logique de combat historique, c’est encore mieux. Au XVIII-XIXe siècles, toute l’affirmation des différentes identités nationales est passée par une légitimation historique, quitte parfois à s’arranger avec leur authenticité, comme pour les poèmes d’Ossian, ode à la mythologie antique.
Dans les années 1960, un groupe irlandais se nomma The Wolf Tones, en hommage au célèbre nationaliste irlandais de la fin du XVIIIe du même nom. Cristophe Traïni explique que «la redécouverte de la musique folk celtique, qui a marqué les années 1960, a pu s’ériger en une Irish rebel music se proposant de perpétuer une lutte séculaire contre l’envahisseur britannique». The Wolfe Tones chantait ainsi régulièrement à la gloire de l’IRA.
6. Critique et délégitimation des autorités
Se moquer du pouvoir en chansons, c’est un classique. Sous l’Ancien Régime, la foule se pressait au Pont-Neuf pour entendre les dernières oeuvres burlesques et pamphlétaires des chanteurs ambulants. Actuellement, l’aspect festif de la musique est souvent utilisé pour mobiliser ceux qui ne se reconnaissent pas dans une politique trop «professionnelle». Massilia Sound System ou les Fabulous Troubadours sont de ces groupes qui veulent «animer la vie locale, stimuler le développement d’une parole collective, évidemment orchestrée par les musiciens, afin de contrecarrer la confiscation du pouvoir par les professionnels de la politique».
7. En régime autoritaire, contourner la censure
En période de guerre ou de dictature, la musique est parfois l’un des derniers recours. Une note, ou quelques mots de modifiés, et le refrain le plus innocent peut devenir un chant de résistance. Après que la BBC diffusa une version modifiée de Si tous les cocus, la fredonner montrait son soutien à la résistance.
«Si tous les nazis / Avaient des clochettes / Chaque fois qu’la Russie / Leur flanque une piquette / Ca f’rait tant d’raffut / Qu’on n’s’entendrait plus.»
La version originale (pour l’air):
L’humoriste Pierre Dac, présentateur sur Radio Londres, transforma aussi Les gars de la Marine en «C’est vous les gars de la Vermine». Le célèbre «Radio-Paris ment Radio-Paris ment Radio-Paris est allemand» est aussi un détournement.
8. Diffusion d’une contre-information dans des sociétés démocratiques
On le sait, les grand médias, vendus au capital, ne traitent jamais les sujets importants. D’où la création régulière d’associations ou de sites contestataires pour diffuser une «autre information» plus essentielle. Le livre La musique en Colère montre ainsi l’histoire des groupes de musique aborigènes, dans les années 1980, «qui s'appliquaient à traiter des informations bien peu souvent traités par les médias dominants australiens: les traumatismes psychologiques (...); la question des droits sur les terres ; le saccage que les exploitations minières font subir à des sites tenus pour sacrés par les aborigènes, etc». Pendant la Première Guerre mondiale, en France, le pacifisme fut prôné par de nombreuses chansons après les premiers massacres comme Non, non plus de combats ou Dans les tranchées de Lagny. La Chanson de Craonne fut même considérée par les autorités militaires comme une incitation à la mutinerie.
Le Déserteur de Boris Vian,chanson composée à la fin de la guerre d’Indochine, s’inscrit dans cette veine.
9. Définitions de valeurs morales
La contre-information vient avec la définition de valeurs morales, centrées souvent sur l’idée du peuple contre l’élite. Comme l’explique Christophe Traïni, «dans la mesure où les chants populaires ne requièrent aucune compétence populaire et peuvent être repris par tout un chacun», tout le monde y a accès. C’est une sorte d’égalité parfaite des citoyens pour prendre la parole. Contrairement à d’habitude, tout le monde est légitime. Le punk et le rap sont ainsi au départ des éloges de cette liberté, l’idée que l’on peut réussir à s’exprimer même si l’on n’a pas suivi tout le parcours académique. Pour le punk, citons par exemple Sham69, groupe britannique des années 1970, et la chanson If The Kids are United.
Ou pour le rap, Fight The Power de Public Ennemy.
Un éclectisme musical qui montre aussi la diversité des combats menés ou à mener.
Quentin Girard
PS: n’oubliez pas la liste de lecture Spotify, à écouter en manifestant le mardi 12.