New York voit s’approcher la fin de la haute saison touristique; et qui dit fin de l'été dit baisse d’activité pour l’attraction la plus étrange que la cité a à offrir –les messes dominicales à Harlem, offices qui attirent chaque semaine des milliers de voyageurs étrangers. Le phénomène est sujet à controverse depuis plusieurs années, mais je ne l’ai découvert qu’au printemps dernier, en recevant deux amis français. Le couple avait prévu, entre autres activités plus conventionnelles, d’assister à une messe gospel traditionnelle. L’idée de me joindre à un groupe de Blancs hébétés et court-vêtus pour assister aux «coutumes des gens d’ici» ne m’enchantait guère; c’est donc à contrecœur que j’ai accepté de les accompagner.
Nous avons pris place dans le balcon du Kelly Temple, un espace délimité par des cordes, où se trouvait déjà une centaine de personnes. Au début de l’office matinal, les pasteurs et les chefs de la congrégation nous ont bénis, saluant tout particulièrement «nos visiteurs du jour, et surtout les personnes venues de France et d’Espagne». Des visiteurs se sont levés avec les paroissiens lors des moments les plus agités de la cérémonie, certains allant jusqu’à répondre avec les fidèles aux questions rituelles que le pasteur pose à ses ouailles. J’ai toujours pensé que la prière était une chose sérieuse et profondément intime (même lorsqu’elle se pratique en public); il était donc quelque peu déroutant de voir cette centaine de touristes observer une cérémonie religieuse depuis le balcon d'une église. Je me suis demandé pourquoi ces visiteurs avaient choisi de faire de cette messe une étape de leur itinéraire, et comment certains chrétiens de Harlem avaient pu s’habituer avec tant de facilité au fait d’être observés comme des bêtes curieuses par des groupes d’étrangers blancs et asiatiques.
Le business de la messe
Ce tourisme concerne désormais au moins 60 des 338 églises que compte Harlem. Il y a vingt-cinq ans, l’office de tourisme de New York n’aurait jamais songé envoyer des touristes à Harlem –quel que soit le but de leur visite. Aujourd’hui, les bancs des églises y regorgent de visiteurs étrangers, et Harlem est devenu le quartier touristique le plus prisé de la ville.
Dans les années 1980, la Chambre de commerce de Harlem a compris qu’elle pouvait tirer parti des mythes associés au gospel et au jazz (ainsi qu’aux messes afro-américaines) pour attirer les visiteurs de nombreux pays, amorçant par là même l’ouverture des églises –et du quartier en lui-même– au grand public. Le président de la Chambre, Lloyd Williams, s’est rendu en Europe en compagnie de Basil Paterson, l’ancien secrétaire d’Etat de New York (et père de l’actuel gouverneur) pour promouvoir Harlem en tant que destination touristique. «Plus nous nous éloignions de New York, meilleure était le réputation de Harlem», explique Williams. Les médias français et allemands commencèrent alors à parler du tourisme à Harlem et des églises du quartier; c’est ainsi que l’on finit par voir de plus en plus de visiteurs au dessus de la 96e rue. L’industrie du tourisme traditionnelle –les hôtels, les guides de voyage et les visites en bus– finit bientôt par prendre conscience du potentiel économique du lieu.
Depuis, les églises voient les touristes arriver par bus entiers –que ce soit dans le cadre d’une visite guidée ou sur les conseils d’un guide de voyage, d’un concierge d’hôtel, d’une agence de voyage ou d’un ami. Nombre d’églises ont mis sur pied un système d’accueil des visiteurs particulièrement élaboré: personnel d’accueil à la porte, règles de bonne conduite (pas de flashs, pas de nourriture, pas de boissons, pas de shorts, pas de tongs…). Les cérémonies commencent en général à onze heures du matin; la plupart des visiteurs n’assistent qu’aux chants du chœur, suivis de l’annonce de l’Evangile, et sont souvent partis avant le début du sermon.
Des agences de tourisme spécialisées
Chaque semaine, le Greater Highway Deliverance Temple reçoit entre un et quatre bus de visiteurs envoyés par Harlem Spirituals, la première agence à avoir proposé aux touristes d’assister à des messes du quartier, il y a déjà plus de vingt ans. Selon la co-pasteur Hazel Page, Greater Highway touche 3 dollars par visiteur envoyé par Harlem Spirituals, l’agence facturant les visites guidées du dimanche entre 55 et 99 dollars. En juillet, j’ai fait appel à cette même agence pour visiter le Greater Highway Deliverance Temple en compagnie d’un groupe de 42 touristes venus de Belgique, du Danemark, du Royaume-Uni, des Pays-Bas, d’Australie et du Japon.
Une rangée de drapeaux nationaux bordait les murs du balcon de l’église –Argentine, Portugal, Jamaïque, Angleterre, Corée, Espagne… Les cinq premiers bancs étaient occupés par des paroissiens afro-américains en habits du dimanche ainsi que par un paroissien blanc à la tenue des plus exubérante (il portait un maillot Derek Jeter). Les rangées du milieu et du fond débordaient de touristes, européens pour la plupart. (Hazel Page affirme qu’un grand nombre de paroissiens attendent le départ des touristes pour venir à l’église, mais quand j’y suis retourné en août, je n’ai pas vu de fidèles arriver après le départ des groupes Harlem Spirituals).
Lorsque la musique a commencé, la personne qui nous avait accueillis s’est mise à danser le long de la nef. Les fidèles se sont alors levés, ont commencé à frapper dans leurs mains et à se balancer. Un touriste s’est mis à imiter le batteur et à mimer les danseurs, dans l’espoir, à l’évidence, d’impressionner deux amies. Le chœur entonna bientôt «I came to Praise the Lord», et les paroles («Je ne sais pas ce que vous êtes venus faire ici; moi, je suis venu pour m’agenouiller et pour prier») sonnaient presque comme une réprimande collective. A un moment, l’un des chefs de la congrégation a déclaré que le nombre de «visiteurs» s’élevait aujourd’hui à 147; il a cité les pays d’origine des touristes présents, et a rendu «grâce à Dieu de vous avoir envoyé, tous autant que vous êtes» –y compris, je suppose, la somnolente japonaise assise à ma gauche…
De retour dans le bus, notre guide, Sheila, nous a demandé si nous avions des questions à poser. Personne ne prit la parole, à l’exception de Frances Van Ewyle, une touriste australienne, qui demanda d’un ton gêné: «ça ne les a pas offensé?». Sheila répondit que ces visites aidaient ces églises à survivre à la fuite des fidèles; qu’elles leur permettaient de se rénover et de grandir –et que les fidèles aimaient recevoir les touristes. Mais Frances –qui avait fait le «Sex and the City Tour» la veille, et qui s’était vue recommander l’agence Harlem Spirituals par le concierge de son hôtel– m’a confié qu’elle avait tout de même eu l’impression d’avoir dérangé les fidèles, et qu’elle se demandait pourquoi elle avait en définitive décidé d’assister à la cérémonie.
Un (dés)équilibre paroissiens/touristes
Parmi les dizaines de touristes que j’ai interrogés, bien peu partageaient l’avis de Frances. Filipe Lima, un Portugais de 29 ans catholique pratiquant, m’a toutefois fait part de la gêne qu’il avait éprouvée en visitant la Mother African Methodist Episcopal Zion Church. J’ai visité cette église en juin et en août; elle était remplie à craquer –mais 80% des sièges étaient occupés par des touristes. Pour sa part, Filipe Lima a tout de suite eu l’impression que les quelques fidèles restants étaient exploités par leurs pasteurs. La Mother A.M.E. Zion Church fut la première église noire de l’Etat de New York; elle est surnommée «Eglise de la liberté» (en référence au rôle qu’elle a joué dans l’Underground Railroad). Frederick Douglass et Sojourner Truth ont prié en son sein. Aujourd’hui, les touristes constituent l’essentiel des visiteurs du dimanche, la plupart d’entre eux s’étant rabattus sur cette église faute d’avoir pu assister à la messe de l’église voisine, l’Abyssinian Baptist Church, joyau du circuit. Lloyd Williams (le président de la Chambre de commerce de Harlem), souligne que cette disproportion entre touristes et fidèles observée à la Mother A.M.E. Zion Church est largement compensée par les bonnes actions que peut accomplir l’église le reste de la semaine, et ce en partie grâce aux donations des touristes. «Ce septième jour ne me pose pas de problème», affirme-t-il.
Williams prend l’exemple de l’église Abyssinian, qui revendique plus de 4.000 paroissiens, et qui est à son sens parfaitement parvenu à faire la part entre affaires et religion. Sa messe dominicale est la plus cotée –et il est particulièrement difficile d’y assister. Chaque dimanche matin, on peut voir entre 200 et 300 personnes attendre devant les portes de l’église, dans l’espoir de pouvoir entr’apercevoir son célèbre chœur. Des dizaines de visiteurs sont éconduits chaque semaine: les paroissiens sont prioritaires, et l’église ne compte qu’un peu plus de 1000 places. Un diacre est chargé d’avertir les visiteurs potentiels: «C’est une messe, pas un concert de gospel. Si vous êtes venu pour assister à un [concert de] gospel, d’autres églises pourront répondre à vos besoins».
Mais c’est évidemment pour assister à une représentation que ces touristes étrangers viennent frapper –parfois par milliers– à la porte de l’Abyssinian comme à celles d’autres églises afro-américaines, et ceux qui leur assurent qu’ils ne verront rien de tel font preuve d’une certaine mauvaise foi (même si les messes en elles-mêmes sont parfaitement authentiques). «La plupart d’entre eux viennent pour le spectacle», explique le Docteur Obery Hendricks, professeur spécialiste des questions religieuses au New York Theological Seminary ainsi qu’à la Columbia University. «Et malheureusement, ils sont rarement déçus». Hendricks estime que ces programmes touristiques sont chargés d’inquiétantes implications religieuses et raciales; un état de fait lié selon lui à l’évolution des églises afro-américaines comme à celle de nombreuses églises évangélistes, dont les cérémonies «s’orientent de plus en plus vers le spectacle».
«Authenticité»
Lorsque l’on demande aux touristes pourquoi ils ont choisi d’assister à une messe, leurs réponses sont quelque peu évasives –on croirait presque qu’ils parlent de Broadway ou de l’Empire State Building: «Tous les guides touristiques en parlent». «Mon agence de voyage m’a dit qu’il ne fallait pas rater ça». «On en voit dans tellement de films américains…». Ils répondent souvent que ces cérémonies religieuses sont très différentes des leurs. Disent avoir été charmé par la musique et l’enthousiasme des fidèles. Personne n’évoque la couleur de peau des paroissiens –du moins, pas en face d’un journaliste américain. J’ai entendu un Parisien de 19 ans dire à ses parents: «Ils dansaient, les nègres!» [en français dans le texte, NDT]. Lorsque je leur ai demandé pourquoi ils avaient décidé de visiter le Kelly Temple, le petit groupe –une famille de juifs français originaires d’Afrique du Nord– m’a répondu que cette destination avait «deux étoiles» dans le Guide du routard, qui décrit une cérémonie «absolument authentique». «C’est étrange, vous savez, m’a dit la mère de la famille, qui semblait très impressionnée. Ils sont si enthousiastes. On a vraiment l’impression qu’ils rendent hommage à Dieu».
Le concept d’«authenticité» est très important pour les touristes –et pour l’industrie touristique en général. Le prospectus de Harlem Spirituals en est un parfait exemple: «Assistez à une authentique messe du dimanche, et laissez la musique gospel vous émouvoir comme jamais!» Pour 44 dollars de plus, «dégustez un brunch "soul food" dans un restaurant typique de Harlem». De son côté, le Fodor’s New York guide désapprouve ces visites guidées de Harlem, qu’il qualifie de «rapides, à défaut d’être authentiques», et conseille aux lecteurs de partir seuls à la découverte du quartier.
Les paroissiens des églises concernées semblent quant à eux heureux de recevoir les touristes (même s’il est difficile d’en avoir la certitude). «Ils font de la publicité à l’église, (…) donc ils ne me posent aucun problème», m’a ainsi confié Ray, 21 ans, devant la St John Pentecostal Church (Lenox Avenue). Reste que les habitants du quartier ne se font aucune illusion sur les motivations des touristes. «Ils veulent voir comment nous célébrons la messe», m’a ainsi expliqué une vieille dame du nom de Reda Beeks devant la Mount Moriah Baptist Church. Des touristes l’arrêtent parfois en pleine rue pour lui demander: «Dans quel église peut-on voir le meilleur spectacle?». Il arrive même qu’on lui pose cette question lorsqu’elle n’est pas habillée pour la messe.
Les visiteurs sont généralement les bienvenus dans les églises faisant partie du circuit, mais il arrive aussi que certains bus de touristes s’attirent les foudres des habitants du quartier. Williams explique que la Chambre de commerce collabore étroitement avec plusieurs agences, mais que certains guides touristiques regorgent encore de stéréotypes et d’idées fausses. «On croirait parfois assister à un espèce de safari; et nous en sommes les animaux. Ils passent à côté de nous à bord de leurs bus; nous pointent du doigt comme si nous étions des zèbres».
N’étant ni touriste ni habitant du quartier, il m’est bien difficile de porter un jugement sur ces visiteurs et les églises qui les accueillent. Et pourtant, en voyant une église partagée entre fidèles –qui laissent libre cours à leurs émotions lors de cérémonies particulièrement mouvementées– et touristes accrochés à leurs appareils photo, je ne peux que me ranger à l’avis de Frances, la touriste australienne: quelque chose ne tourne pas rond.
Jeremy Stahl
Traduit par Jean-Clément Nau
Photo: Des touristes font la queue devant une église d'Harlem / Camera on autopilot via Flickr CC License By