Culture

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Temps de lecture : 6 min

À l’occasion de la sortie du film d’horreur «Chain Letter», dans lequel un fou assassine des ados s’ils refusent de transmettre des chaînes de mails, Slate a demandé à Paul Collins de raconter la vraie histoire de ce phénomène.

Letter from Francestown, New Hampshire (USA) to North Chelmsford, Massachusetts,
Letter from Francestown, New Hampshire (USA) to North Chelmsford, Massachusetts,

«Cette prière t’est envoyée pour te porter chance. L’original vient des Pays-Bas. Elle a fait neuf fois le tour du monde. La chance t’es envoyée. Il t’arrivera un événement heureux dans les neuf jours qui suivront la réception de ce message. Ceci n’est pas une plaisanterie. Elle t’arrivera par la poste. Envoie 20 copies de cette lettre à des gens qui ont besoin de chance. ... Zorin Barrachilli a reçu cette lettre. Il ne l’a pas crue, et l’a jetée. Neuf jours plus tard, il est mort. Cette chaîne ne doit être interrompue sous aucun prétexte.»

Naissance: Chicago, 1888

Contrairement au malheureux Zorin Barrachilli, la chaîne de lettre vit toujours. Si cet exemple de 1974, issu d’archives en ligne de chaînes de lettres vous dit quelque chose, c’est sans doute grâce à des générations de lettres et de photocopieuses. Mais la chaîne de lettres n’est pas née aux Pays-Bas: comme toutes les grandes arnaques, elle a vu le jour à Chicago. C’est là qu’en 1888, l’une des premières chaînes de lettres connues a été lancée par un pensionnat méthodiste pour femmes missionnaires. Cet été-là, la Chicago Training School, endettée jusqu’à la moelle, découvrit le principe de la «boîte à contributions ambulante»—une missive qui, comme l’explique l’une de ses fondatrices, demande que «chaque personne qui la reçoit nous envoie une pièce de dix cents et en fasse trois copies pour demander à trois amis de faire la même chose». La chaîne de lettres était née.

En Grande-Bretagne, la «boîte à contributions ambulante» fut utilisée contre Jack l’éventreur en personne. En novembre de cette même année, l’évêque de Bedford organisa une «collecte boule de neige» pour financer le Foyer pour femmes indigentes de Whitechapel, où des crimes contre les prostituées suscitaient une mobilisation en faveur des œuvres sociales. La boule de neige de l’évêque fit son effet: en fait, elle fonctionna diablement bien. Elle déclencha une véritable avalanche, et outre les 16 000 lettres correctement adressées qui ensevelirent l’infortuné initiateur de l’entreprise, des variantes fantaisistes de l’adresse de retour provoquèrent l’encombrement des boîtes aux lettres de l’évêque de Bangor—ainsi que celui de Bradford et de Brighton.

Prolifération et escroqueries

Dans les années 1890, les levées de fonds par chaînes de lettres proliférèrent pour des causes aussi variées que la création d’une piste cyclable dans le Michigan ou que pour un télégraphiste phtisique des chemins de fer; en juillet 1898, le New York World imprima des formulaires de lettres pour financer un mémorial aux soldats de la guerre hispano-américaine («Ne brisez pas la chaîne qui servira à honorer la mémoire des hommes qui sacrifièrent leur vie» implorait-elle). En voyant ce que le propriétaire du World avait provoqué, ses rivaux du New York Sun émirent ce jugement sans ambages: «Pulitzer est fou».

Ils avaient une bonne raison de se moquer. Plus tôt la même année, Natalie Schenck, une volontaire de la Croix Rouge de Long Island âgée de 17 ans, avait organisé une chaîne pour acheter de la glace aux soldats stationnés à Cuba, provoquant l’arrivée de 3 500 lettres d’un coup dans la minuscule poste de Babylon, dans l’État de New York. «Nous n’avions pas idée de ce dont étaient capables les patriotes américains», s’émut la mère de la jeune fille devant les journalistes.

Les chaînes prirent vie par elles-mêmes: outre les imprécations cinglées attirant bonheur ou malchance sur les destinataires, des escrocs les utilisèrent pour gagner de l’argent, prétendant œuvrer par exemple pour une association caritative fictive de Las Vegas. Mais les meilleurs arnaques, comme toujours, en appelaient à la cupidité des gens: des méthodes comme la «Self Help Mutual Advance Society» de Londres combinaient la croissance exponentielle des chaînes de lettres et une structure de vente pyramidale. Les destinataires devaient envoyer dix cents aux expéditeurs précédents, et ajouter leur nom à une liste qui, au bout d’un nombre suffisant de relais, enverrait un flot de pièces expédiées par les générations suivantes dans leurs boîtes aux lettres. Un escroc des chaînes de lettres américain fut immortalisé dès 1896 par un titre sardonique du Chicago Tribune: «Comment devenir multimilliardaire».

C’était bien sûr tout l’intérêt de la méthode: la structure exponentielle d’une chaîne de quatre copies (4 lettres, puis 16, puis 64) signifiait que 20 envois génèreraient 1.099.511.627.776 destinataires. Enfin, c’est ce qui pourrait se passer si la chaîne n’était pas désagréablement entravée par le nombre limité d’humains sur Terre. Le dernier «relais» d’une chaîne même parfaitement exécutée lésait inévitablement ses ultimes destinataires d’une grosse somme d’argent, et seules les premières générations de participants s’enrichissaient vraiment. En 1899, la poste américaine en eut assez: elle déclara que les chaînes de lettres pour une dime [10 cents] violaient la loi sur les jeux d’argent et y mit le holà.

Les chaînes de lettres ne disparurent pas pour autant, évidemment: elles revinrent lors de la Première Guerre mondiale, lorsqu’elles furent utilisées par des Américains pro-Allemagne pendant la période de neutralité «pour envoyer une somme substantielle au maréchal Hindenburg»; en 1917, elles étaient dénoncées par le New York Times comme «un complot allemand ... destiné à congestionner le système postal des États-Unis». Une chaîne de lettres juive anti-nazis circula en 1933; et l’invention de la photocopieuse puis du courrier électronique garantit une deuxième vie aux chaînes copiées à l’infini, menaçant des pires supplices tous ceux qui seraient tentés de les jeter à la poubelle. La variante la plus astucieuse fut le «Cercle d’or», qui débuta dans le comté de Marin, en Californie, en 1978; elle contourna l’interdiction de la Poste en insistant pour que ses participants délivrent leurs lettres en personne.

La folie du printemps 1935

Aucune chaîne de lettres n’a surpassé la folie du printemps 1935. Vidés par la Grande Dépression, les Américains tombèrent dans le panneau de la «dime letter», la lettre à 10 cents. Après la large diffusion d’une chaîne de lettres pour un «Prosperity Club» de Denver, la ville de Springfield, dans le Montana, fut saisie d’une véritable folie: des «boutiques» de chaînes de lettres surgirent derrière des vitrines autrefois vides, vendant des actions «certifiées» à l’allure très officielle dans des noms bien placés de listes des chaînes de lettres. «Les instituts de beauté» raconte l’AP, «vendaient les lettres à leurs clientes tout en administrant des soins du visage et des permanentes». Enhardis par le flou des lois concernant leur commerce, des courtiers en chaînes de lettres ne tardèrent pas à faire leur apparition de Portland, dans l’Oregon, à Buffalo, dans l’État de New York; à sa folle apogée, une boutique de chaînes de lettres de Toledo, Ohio, compta jusqu’à 125 employés.

Les chaînes devinrent alors un phénomène culturel tel que la Paramount annonça la réalisation de Chain Letter, un film dont Fred MacMurray aurait été la star. Des canulars firent aussi leur apparition, comme la lettre «envoyez une voiture Packard» («imaginez comme il serait plaisant» s’extasiait-elle, «de recevoir 15 625 automobiles»). D’autres lettres promettaient des résultats aussi fantastiques qu’exponentiels pour obtenir des demoiselles, du whisky et des éléphants. Quelques habitants de Springfield tentèrent même une «chaîne de la murge»—passant d’une taverne à une autre en doublant le nombre de participants à chaque tournée de whisky: «les initiateurs tentaient de découvrir combien de temps il faudrait pour que toute la ville soit complètement saoule». Hélas, ils tombèrent ivres morts avant d’arriver au bout de leur expérience.

Bientôt, le pays entier eut la gueule de bois: la bulle des chaînes de lettres explosa au bout de quelques semaines, des courtiers fuirent la ville avec des dizaines de milliers de dollars sous le bras, et un procès demandant 26,9 millions de dommages et intérêts fut intenté à la Western Union pour avoir permis la naissance des premières chaînes électroniques par le télégraphe. Tandis que des clients hébétés découvraient un beau matin que leurs investissements ne valaient pas un clou, la Poste américaine se retrouvait, en juillet 1935, avec «entre 2.000.000 et 3.000.000 de lettres au bureau des rebuts».

Tout cela nous rappelle étrangement des événements récents, qui rendent les fiascos des premières chaînes de lettres d’autant plus édifiants. D’ailleurs, savez-vous ce qu’il advint de Natalie Schenck, cette adolescente qui faillit faire chavirer sa ville du Long Island sous une avalanche de lettres au bénéfice des soldats de la guerre hispano-américaine? Celle qui fit couler des torrents de dollars, plongea une institution respectée dans l’embarras et provoqua l’ire des agences gouvernementales? Cher lecteur, vous n’aviez pas deviné? Elle devint banquière à Wall Street.


Paul Collins
Traduit par Bérengère Viennot

Photo: Letter from Francestown, New Hampshire (USA) to North Chelmsford, Massachusetts, gbaku via Flickr CC License By

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