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Le mirage des vins «naturels»

Temps de lecture : 9 min

Ce qualificatif ne veut strictement rien dire…

Vineyard in Montone
Vineyard in Montone

L’œnophilie est généralement considérée comme une passion bourgeoise, mais il ne faut pas oublier qu’elle a aussi son côté gauche caviar. Les garants de cette contre-culture ne parlent aujourd’hui plus que d’une chose: les soi-disant «vins naturels», qui, affirment-ils, sont à la fois plus purs, plus riches et plus écologiques que leurs équivalents traditionnels. Le concept de «vin naturel» est apparu dans la France des années 1970, et il est aujourd’hui au centre d’un un mouvement international très actif. Les salons et les bars consacrés au vin naturel prolifèrent; des livres sont en cours de publication; de nombreux bloggeurs en discutent dans les moindres détails… Cet engouement n’est pas passé inaperçu dans le monde des vins traditionnels. Certains passionnés de vin naturel s’en inquiètent: ils craignent que l’idée ne soit bientôt récupérée par l’industrie et réduite à l’état de slogan ou de simple argument publicitaire. Mais le concept n’en est-il pas déjà précisément un? Lorsque l’on parle de nourriture, le qualificatif «naturel» ne veut pas dire grand-chose. A-t-il un sens lorsqu’il s’agit du vin?

La quête de l'authenticité

Les œnophiles de tous bords – qu’ils aient un faible pour les explosions de «saveurs fruitées» ou qu’ils préfèrent les vins moins «percutants» – s’accordent pour dire que la viticulture nécessite une certaine délicatesse. Nous autres toqués du vin aimons à répéter que le jus de raisin fermenté est avant tout un produit agricole; une réalité que le langage du vin (et son abondance d’images bucoliques) a tendance à éclipser. On considère aujourd’hui que les meilleurs vins sont évidemment ceux qui ont le moins connu la main de l’homme; ceux qui seraient le reflet direct des caractéristiques de leur vignoble; ceux qui offrent la plus pure retranscription de la rencontre de la vigne, du soleil et du sol. Mais depuis quelques dizaines d’années, les scientifiques mettent un vaste arsenal d’outils à la disposition des viticulteurs, ces derniers peuvent désormais modifier les aspects fondamentaux d’un vin – sa couleur, sa structure, sa texture et son expression gustative. La mauvaise qualité des sols, de la météo et des pratiques agricoles n’est plus forcément une barrière à l’élaboration de vins pouvant rencontrer du succès; grâce à la technologie, les vignerons peuvent désormais passer outre les caprices de la nature, et jouer au chirurgien esthétique avec leurs cabernets et autres syrahs.

Le mouvement pour le vin naturel est précisément né de l’opposition à ce type de manipulations. L’idée était de défendre l’authenticité et l’artisanat contre la viticulture industrielle (et l’homogénéité insipide de la plupart de ses vins). Lorsqu’un aliment ou un breuvage est qualifié de «naturel», c’est généralement pour sous-entendre qu’il est bon pour la santé. Or ce n’est pas le cas ici; la santé n’a jamais vraiment figuré parmi les priorités des partisans du vin naturel – et pour cause. Il est aujourd’hui impossible de prouver que les pratiques «non-naturelles» (l’utilisation d’additifs, comme les tanins en poudre ou les copeaux de chêne) sont mauvaises pour la santé des consommateurs. Les vins «non-naturels» ne décomposent pas les entrailles du buveur, ne font pas tomber ses dents, ne réduisent pas ses taux de spermatozoïdes. Leurs opposants se contentent donc de dire que ces pratiques viticoles ne respectent pas les lois de la nature, et qu’elles conduisent à la production de vins à la fois artificiels et mauvais. Les arguments des défenseurs des vins naturels ont toujours été de nature philosophique et esthétique.

Qu'est-ce qu'un vin «naturel»?

C’est une chose de vouloir des vins élaborés de façon aussi naturelle que possible; mais c’est est une autre de prétendre que certains vins sont «naturels». L’argumentaire du mouvement se heurte à un mur de tanins. Le problème principal, celui dont découlent tous les autres, c’est que le mot «naturel» est un qualificatif totalement subjectif. Prenons l’exemple des vins «biodynamiques»: ces derniers sont soumis à des programmes de certification, qui obligent le vigneron à respecter une série de pratiques viticoles très précises. Les vins naturels, à l’inverse, ne renvoient à aucune classification officielle, à aucun organisme d’homologation apte à déterminer quel vin est digne de cette dénomination.

Un obstacle de taille se dresse sur le chemin de la codification: les défenseurs du vin naturel ne peuvent même pas se mettre d’accord sur les caractéristiques constitutives des vins en question; chacun semble avoir sa propre définition. Schématiquement parlant, les «vins naturels» sont ceux que les vignerons élaborent en intervenant le moins possible. Les vignes ne doivent pas être traitées avec des produits phytosanitaires de synthèse (une règle qui s’applique également aux vins biologiques et biodynamiques). Là où les vins naturels diffèrent, c’est que cette approche minimaliste se poursuit dans le chai. Le viticulteur n’est plus créateur, mais sage-femme: il se contente d’accomplir les tâches indispensables, comme le foulage du raisin. Le vin se fait donc presque de lui-même – rien d’enlevé, rien d’ajouté, pour reprendre la devise de la journaliste Alice Feiring, l’une des principales figures du mouvement et auteure de «Naked Wine» («Vin Nu») livre à paraître, précisément consacré à ce sujet. (Information complémentaire: Alice est une amie.) Il faut donc utiliser les levures présentes dans un environnement proche – celles de la cave et du vignoble – et refuser d’avoir recours aux versions commerciales; faire l’économie des jouets high-tech (cônes rotatifs, machines à osmose inverse…); ne pas procéder à l’acidification des vins, ni à la moindre modification de leur composition …

Une définition controversée

Mais rien n’est aussi simple dans le monde de l’œnologie : il suffit de dépasser ces quelques principes de base pour que l’idée du vin naturel se transforme en chacun-pour-soi conceptuel. Prenez par exemple le dioxyde de soufre qui agit, dans le vin, agit comme un conservateur. Certains aficionados du naturel pensent que le soufre ne devrait jamais être utilisé; d’autres estiment qu’il est possible d’y avoir recours à petites doses (certains parlent d’une limite de 10 milligrammes par litre, d’autres de 20 milligrammes, mais la plupart refusent de donner un chiffre définitif). Vient ensuite la question de la chaptalisation, processus qui consiste à ajouter du sucre avant ou pendant la fermentation pour augmenter le degré d’alcool final du vin. Une pratique impensable pour les jusqu’au-boutistes, mais certains sympathisants du mouvement (qui savent sans doute que la chaptalisation est une vieille tradition dans nombre de bastions du vin naturel, comme la région du Beaujolais) se montrent plus accommodants.

Même la question – pourtant centrale – de la levure n’est pas véritablement tranchée. Les «naturalistes» les plus stricts affirment que les levures commerciales ne doivent jamais être utilisées; si votre levure n’est pas naturelle, votre vin ne l’est pas non plus. D’autres disent qu’elles peuvent être employées si c’est la seule façon d’achever la fermentation d’un vin. Quelques évangélistes du vin naturel estiment quant à eux qu’au-delà de certaines règles inviolables (ne pas utiliser de poisons dans son vignoble, par exemple), les intentions importent autant que les actes; les efforts et la bonne foi d’un vigneron «naturel» sont donc parfois à eux seuls suffisants.

Amateurs idéalistes, viticulteurs pragmatiques

Mais qui sont les idéalistes engagés dans ces «disputes talmudiques», pour reprendre la pertinente comparaison d’Eric Asimov, chroniqueur vin au New York Times? C’est là un autre problème: en général (du moins, aux Etats-Unis), ce sont les journalistes et les bloggeurs qui parlent le plus des vins naturels, qui cherchent à les mettre à l’épreuve et à définir un ensemble de règles régissant leur élaboration. Cory Carwright, bloggeur de la Bay Area (San Francisco), a récemment organisé une discussion (intitulée 32 jours de vin naturel) sur son site, invitant divers contributeurs à discourir de leur passion commune. L’exercice donna naissance à quelques textes intéressants – mais seuls deux d’entre eux avaient été écrits par des vignerons; un déséquilibre qui en dit long.

Vous ne trouverez pas plus pragmatique ou empiriste qu’un viticulteur. La plupart des producteurs de «vins naturels» ne le font pas pour suivre une mode ou pour être politiquement corrects, mais parce qu’ils pensent que ces méthodes leur permettent d’obtenir de meilleurs résultats. Et tout vigneron digne de ce nom vous dira que la viticulture ne peut se résumer à une recette ; que le procédé en lui-même n’est pas une garantie de qualité. Le fait même que la plupart des discussions entourant les vins naturels soient le fait des amateurs peut donc faire douter de l’importance réelle du mouvement.

Qualité et goût du terroir

Il serait plus facile de prendre les vins naturels au sérieux si la qualité de ces derniers étaient clairement supérieurs au reste de la compétition – mais ça n’est pas le cas. Certains sont très réussis. Le Morgon de Marcel Lapierre, un cru du Beaujolais souvent considéré comme étant le symbole même du naturalisme, sait rester aérien année après année; je crois d’ailleurs qu’aucun vin ne me rend plus joyeux. Les vins importés par Louis/Dressner, négociant à New York, sont eux aussi considérés comme des modèles de minimalisme, et sont toujours délicieux. Mais de nombreux vins ordinaires paradent également sous la bannière du «naturel», sans parler des crus franchement détestables – des piquettes oxydées et bourrées de microbes que seule une mère de vigneron (ou un idéologue privilégiant les principes aux résultats) serait capable d’apprécier.

Et pourtant, je partage la plupart des points de vue des partisans du vin naturel. Je pense que les qualités gustatives ne suffisent pas; que l’authenticité d’un vin importe, elle aussi. J’aime les vins qui respirent leur terre natale – le goût de terroir, comme le disent si parfaitement les Français – et dont le goût dépend directement de la façon dont la vigne a été cultivée. Je ne veux pas d’un vin modifié à coup d’additifs chimiques destinés à lui donner des caractéristiques qui lui font naturellement défaut, et ce même si mon palais n’est pas toujours capable de faire la part du naturel et de l’artificiel. Si vous voulez juste accompagner vos travers de porc d’un délicieux verre de merlot, et que l’origine du vin et celle de ses saveurs ne vous intéressent pas particulièrement (et il n’y a rien de mal à cela), vous n’avez pas à vous soucier des méthodes viticoles. Je préfère pour ma part les vins dont les qualités sont aussi naturelles que possible – tout comme je préférerai toujours un sportif au talent naturel à un sportif gonflé aux stéroïdes. A mes yeux, les vins «Hank Aaron» vaudront toujours plus que les vins «Barry Bonds».

«Naturel»: un qualificatif inapproprié

Et pourtant, lorsque l’on s’écarte de la rhétorique et des principes entourant le «vin naturel», il ne reste bientôt qu’un slogan – slogan utilisé par un groupe d’amateurs pour défendre les vins qui ont su charmer leurs papilles et/ou leur sensibilité. C’est une formule lourde de sens (comme le prouvent les nombreuses empoignades qu’elle a suscitées dans les salons de discussion en ligne), puisqu’elle sous-entend clairement que les autres vins, eux, ne sont «pas naturels», et leur sont donc inférieurs. Pire: elle ne fait qu’ajouter à la confusion des consommateurs, qui sont déjà un peu perdus (il faut dire que le monde du vin ne manque pas de catégories et de classifications). Et la confusion ne fera qu’empirer: les producteurs industriels ne tarderont sans doute pas à qualifier leurs propres vins de «naturels», comme le souligne Jon Bonné, critique vin au San Fransisco Chronicle. Rien ne les en empêche; le terme est bien trop vendeur, bien trop séduisant pour qu’on le laisse à une bande d’élitistes branchouilles.

Voilà pourquoi les partisans du «naturel» devraient à mon sens se débarrasser au plus vite de ce qualificatif, qui est (et qui ne pourra jamais être que) polémique et tendancieux; et ce pour rediriger leurs efforts vers la seule cause qui mérite vraiment d’être défendue: les vins et les viticulteurs. Chose intéressante, Cory Cartwright (qui vient d’achever ses «32 jours de vin naturel») est lui aussi de cet avis. Il affirme que le terme «naturel» ne lui convient plus; que le qualificatif engendre trop de disputes théoriques, et qu’il ne parlera dorénavant plus que de quelques vins et de leurs créateurs. Et n’est-ce pas là l’esprit même du mouvement pour un vin naturel? Promouvoir l’individualité dans un monde de chardonnays uniformes et passe- partout? Dites que ce sont des bons vins, dites qu’ils se démarquent de la concurrence, dites qu’ils ont de la personnalité, qu’ils sont génialissimes – mais par pitié, ne dites plus de ces vins qu’ils sont «naturels».

Mike Steinberger

Traduit par Jean-Clément Nau

Photo: Vineyard in Montone, Wikimedia.

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