Nicolas Sarkozy n’arrive pas à Rome, devant le pape, la tête recouverte de cendres. Plutôt que de demander l’absolution, il a l’intention de s’expliquer et de défendre la politique de la France devant celui qui critiqua l’évacuation des camps de Roms menée tambour battant par son ministre Brice Hortefeux. Le 22 août, Benoît XVI avait en effet pressé la France d’«accueillir les légitimes diversités humaines».
Cette petite phrase, prononcée en français à des pèlerins français, valait condamnation, qui s’ajoutait à celle d’instances de l’ONU et de l’Europe. De plus, elle concordait avec des déclarations inquiètes de plusieurs évêques français sur le sort réservé aux migrants.
Ce désaveu de l’Eglise a pris de court le président français qui pensait avoir suffisamment donné de gages à son électorat catholique et au pape lui-même pour être mis en difficulté de ce côté-ci de l’échiquier. La semonce de Rome est un signal de défiance. L’électorat catholique est troublé. Des voix critiques de députés catholiques se sont fait entendre dans les rangs de la majorité lors du débat à l’Assemblée nationale sur la déchéance de la nationalité. Pour le Président, il devient urgent de ramener à lui un électorat qui lui est traditionnellement acquis, mais a tendance à s’éloigner. Il a obtenu une audience, dans des conditions de rapidité exceptionnelles, auprès du pape.
Sarkozy, son sentiment religieux et la laïcité
Le pourcentage de catholiques pratiquants satisfaits du président de la République est passé de 74% en mai 2007 à 56% en 2008 et à 47% en 2010. L’affaire des Roms n’est pas la seule à expliquer cette chute de popularité. Certaines affaires dans laquelle la morale publique était en jeu –le livre à scandale de Frédéric Mitterrand; Jean Sarkozy et l’Epad; le salaire d’Henri Proglio, etc– ainsi que l’offensive sécuritaire de cet été ont joué leur rôle. «Il y a un vrai malaise entre les catholiques et le pouvoir», assure Etienne Pinte, un député UMP qui a voté contre le texte sur la déchéance de la nationalité. L’Elysée a beau dire que l’électorat catholique n’est pas «spécifique», que celui-ci réagit comme l’ensemble des Français. C’est à une remobilisation de tout son électorat de droite que Nicolas Sarkozy s’est attaqué. Sa visite chez le pape fait partie de cette reconquête. Il va tenter de renouer le lien d’affection entre Rome et la France qu’il avait su créer, au prix d’une belle polémique, par son discours du Latran de 2007.
Nicolas Sarkozy a toujours montré que le sujet religieux n’était pas tabou pour lui. Il l’a souvent fait avec excès au risque de braquer contre lui le camp laïc. Déjà comme ministre de l’Intérieur, dans un livre très remarqué intitulé La République, les religions et l’espérance, il avait décliné ses convictions, montré qu’il voulait en finir avec une laïcité frileuse qui ne donne pas toute leur place —sans enfreindre la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat— aux religions dans l’espace public. Pour lui, la religion est un fait de culture et d’identité. Elle fonde toute morale et la laïcité n’est pas antireligieuse. Nicolas Sarkozy a reçu une éducation catholique, fait son catéchisme et sa première communion, mais il n’est pas pratiquant. Il ressemble à tous ces gens qui passent, comme dit la catholique Emmanuelle Mignon, son ex-directrice de cabinet, «par des moments où on y croit et des moments où on n’y croit pas». Il n’en dira jamais plus sur ses sentiments religieux. C’est la part de mystère et d’ombre que cultive cet homme réputé exhibitionniste.
D’où la surprise qu’avait constitué sa première visite au pape le 20 décembre 2007 et plus précisément son discours à la basilique Saint-Jean de Latran à Rome, où il venait de prendre possession –toute symbolique– du siège de «chanoine d’honneur» qui revient de droit au président français. Là, il a choisi plus nettement encore son camp, sans complexe, ni dogme préétabli, sur le terrain miné de la laïcité. A contre-courant des campagnes hostiles à la religion —y compris au christianisme— liées à la montée des intégrismes, il a affirmé que la France avait tout à gagner à une «laïcité positive», à une reconnaissance effective de la place des courants spirituels dans la vie publique, à leur concours dans la définition d’une morale collective pour le pays. «Les racines de la France sont essentiellement chrétiennes, a martelé le Président. J’assume pleinement le passé de la France et ce lien particulier qui a si longtemps uni notre nation à l’Eglise.»
Jamais ses prédécesseurs, quel que fut le sentiment religieux de chacun, n’avaient osé aller aussi loin. Au contraire, Jacques Chirac et son Premier ministre Lionel Jospin, Valéry Giscard d’Estaing, ex-président de la Convention européenne, avaient invoqué la laïcité «à la française» pour rejeter la mention explicite des «racines chrétiennes» dans le préambule du Traité constitutionnel de l’Europe. La volonté de se démarquer d’eux était évidente chez Nicolas Sarkozy. Ce dernier allait profondément choquer le camp laïc en décrivant une laïcité «épuisée», voire guettée par le «fanatisme», en affirmant que l’intérêt de la République est de compter des populations qui «croient» et qui «espèrent» et qu’il n’est pas de bonne politique sans référence à une «transcendance». Il a même eu une formule dont l’Elysée admettra qu’elle était provocatrice: à l’école, dans «la transmission des valeurs et l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur». Bref, au lieu d’enterrer la guerre des deux France (cléricale et révolutionnaire) et de réconcilier pour de bon la République laïque et l’Eglise catholique, Nicolas Sarkozy au Latran n’avait fait que rallumer de vieux démons.
La réflexion nouvelle
La deuxième rencontre entre le président français et Benoît XVI a eu lieu le 12 septembre 2008 à l’Elysée lors du voyage du pape en France. Ce jour-là, Nicolas Sarkozy a gommé les aspérités de son discours du Latran, mais n’a cédé en rien sur le fond: ce serait une «folie», une «faute contre la culture et la pensée», a-t-il dit, de se priver du «patrimoine vivant» des religions. «La quête de spiritualité» n’est pas «un danger pour la démocratie», ajouta-t-il, en renouvelant son appel à une «laïcité positive et ouverte», qu'il a défini comme «une invitation au dialogue et à la tolérance». Il a repris le vocabulaire même du pape en dénonçant le «relativisme qui exerce une séduction croissante», l'«égoïsme» qui menace les relations entre les nations. Et fixé des chantiers comme celui de la bioéthique où cette laïcité positive pourrait se déployer.
De son côté, le pape s'est gardé d'entrer dans la polémique franco-française. Il a dit que les esprits avaient bougé et qu’il croyait désormais à des formes de laïcité qui ne se réduisent pas à la marginalisation de la foi. Il avait même ouvert la voie à une «réflexion nouvelle» sur la place des religions dans l'espace public, exigée par le pluralisme confessionnel et le soupçon, dérivé de l'islam radical, pesant sur toutes les religions. Cette laïcité renouvelée maintient une distinction ferme entre politique et religion, mais passe par un «dialogue serein» entre Etat et Eglise, par un «consensus éthique fondamental», pour affronter la pauvreté, le mal-être des jeunes, les questions de la vie et de la mort, la dégradation de l'environnement, etc.
Le pape et Nicolas Sarkozy vont reprendre à Rome ce dialogue brièvement esquissé à Paris. Le premier interpellera son visiteur sur le thème de l’immigration et le respect dû aux étrangers, qui est l’un des piliers de la doctrine de l’Eglise. La tâche de Nicolas Sarkozy consistera à convaincre Benoît XVI des vertus de sa lutte contre l’immigration illégale et à se défendre des interprétations qui font de l’évacuation des camps de Roms une manière de chasser sur les terres de l’extrême droite. Il lui faudra démontrer —et ce ne sera pas partie facile— qu’une politique sécuritaire n’est pas contradictoire avec les valeurs d’humanité et d’humanisme que les croyants en particulier, à qui il se dit si profondément attaché, tirent de leur foi en Dieu.
Henri Tincq