Il y a presque tout juste cinquante ans, le 26 septembre 1960, John Fitzgerald Kennedy et Richard Nixon s’affrontaient dans le tout premier des quatre débats télévisés organisés en vue de l’élection présidentielle américaine. En quelques jours, peut-être même quelques heures, cet événement a donné lieu à un mythe profondément ancré dans l’opinion.
Beau, soigné, plein d’aisance dans les gestes et la parole, Kennedy a dissipé, grâce à son apparition sur le petit écran, toutes les inquiétudes qui pouvaient subsister à son sujet: il avait bel et bien la carrure d’un Président. Face à lui, il y a avait un Nixon au front moite, mal à l’aise et désavantagé par une barbe d’un jour qui lui donnait l’air austère. Nixon n’a fait que renforcer l’image des fameuses caricatures signées Herblock du Washington Post. (Ce dernier avait plusieurs fois dépeint Nixon avec une «gueule» menaçante.) Ce soir-là, finalement, il y avait deux vainqueurs. Kennedy, bien sûr, mais aussi la télévision, qui venait de démontrer d’un coup, d’un seul, son nouveau pouvoir de faire (et éventuellement de défaire) des hommes politiques.
Rien à dire, Kennedy a fait meilleure impression
Il ne fait aucun doute que Kennedy a donné une meilleure image que Nixon le soir du grand débat. En costume noir, arborant un sourire de beau garçon, le jeune sénateur du Massachusetts dégageait un indéniable charisme. A côté de lui, Nixon, qui se remettait d’une infection au genou et d’un rhume, avait les traits tirés; de la sueur coulait par-dessus le maquillage servant à masquer sa barbe. Et, manque de chance, son costume gris se fondait dans le décor.
«Virez le maquilleur», avait lancé un partisan de Nixon à Herb Klein, agent de presse du candidat. «Tout le monde ici a l’impression que Nixon est malade. Trois médecins se sont accordés à dire qu’il avait l’air d’avoir subi un infarctus juste avant.» On raconte qu’Henry Cabot Lodge, le candidat républicain à la vice-présidence aurait craché: «Ce fils de pute vient de nous faire perdre l’élection».
Les débats ont très certainement servi Kennedy. En 1960, environ 90% des foyers américains étaient équipés d’un téléviseur. On estime que quelque 70 millions de téléspectateurs ont suivi le premier face à face. Alors qu’au moment de la rencontre, les deux candidats étaient au coude à coude, après la diffusion du débat, le sondeur de Kennedy, Louis Harris, a rédigé une note dans le cadre de la campagne dans laquelle il estime que JFK avait acquis une avance de 43 à 48%, selon son dernier sondage. Un virage qui correspondait à un événement inédit: c’était «la première fois que les deux candidats avaient la possibilité de devancer très largement leur adversaire». Et de conclure avec une grande conviction: «Cette situation est la conséquence directe du débat de lundi soir». Les sondages publics faisaient également état d’une avance de Kennedy à la suite du face à face télévisé.
Pas si sûr que c’est cette «image télé» plus favorable qui a valu la victoire à JFK…
Il y a une marge de doute possible, que l’on peut résumer à cette question: la victoire de Kennedy est-elle le résultat d’une supériorité purement (télé)visuelle par rapport à Nixon, comme tout le monde le suppose? Curieusement, il n’y a presque pas de preuve pour étayer l’assertion selon laquelle c’est l’apparence avantageuse de Kennedy – par opposition à sa prestation globale – qui lui a permis de prendre le dessus. Pendant des dizaines d’années, ces fameux débats étaient assortis à un folklore qui consistait à dire que, contrairement à ceux qui ont suivi le débat à la télé, ceux qui l’ont écouté à la radio ont jugé que Nixon était le vainqueur. Cependant, quelques sociologues, dont Michael Schudson et l’équipe de chercheurs de David L. Vancil et Sue D. Pendell, se sont penchés sur la question. Et il s’avère qu’il n’y a, là encore, aucun élément pour étayer cette seconde affirmation.
La quasi-totalité des éléments – et ils sont peu nombreux – en faveur de la prétendue supériorité de Nixon à la radio est purement subjective. Le chroniqueur Ralph McGill a écrit dans un article qu’un «échantillon de personnes» qu’il a interrogées et qui avaient écouté les transmissions radio «pensaient toutes que M. Nixon l’avait emporté». Mais on peut aisément remettre en cause la fiabilité d’un tel sondage. Earl Mazo, journaliste au New York Herald Tribune et un proche de Nixon, a lui aussi parlé d’une victoire de ce dernier. Mais tout cela relève de l’impression personnelle.
C’est Theodore H. White, un journaliste, historien de formation, qui s’est le plus démené pour répandre cette idée sans fondement à travers des comptes-rendus ultérieurs du débat. Dans son livre The Making of the President, 1960, la référence des chroniqueurs qui s’intéressent aux grands débats présidentiels aux Etats-Unis, White écrit: «Selon certains sondages, ceux qui ont écouté le débat à la radio estiment que les deux candidats étaient à peu près ex æquo [à l’issue du débat]. En revanche, tous les sondages réalisés auprès des téléspectateurs» indiquent que Nixon était considéré comme le perdant. «Tout cela est dû à l’effet de la télé».
Il convient de préciser que le propos de White n’est pas que les auditeurs pensaient que Nixon avait gagné, mais simplement que les deux hommes s’en étaient pas trop mal sortis. Mais cet auteur dit-il vrai? White n’a pas précisé de quels «sondages» il s’agissait et n’a fourni aucune source ou bibliographie permettant de vérifier ces informations…
Un manque de rigueur incontestable
Selon des recherches réalisées par d’autres spécialistes, il apparaît que seul un sondage dont la méthode était un tant soit peu scientifique indique que Nixon avait, de l’avis des auditeurs, surclassé Kennedy. Les analystes des phénomènes médiatiques Elihu Katz et Jacob Feldman ont étudié tous les sondages relatifs au débat Kennedy-Nixon – démarche qu’ils ont qualifiée de «sondage sur les sondages». Leur conclusion: les sondages n’avaient pas placé les auditeurs radio dans une catégorie séparée. Le seul qui l’avait fait, mené par la société d’enquêtes d’Albert E. Sindlinger (Philadelphie), a révélé un écart considérable, Nixon étant le grand gagnant selon les auditeurs à 43% contre 20%, et Kennedy sortant vainqueur à 28% contre 19% de l’avis des téléspectateurs.
Mais Vancil et Pendell donnent plusieurs raisons de ne pas prendre pour argent comptant les résultats de Sindlinger. En premier lieu, seuls 282 auditeurs ont été interrogés (aux Etats-Unis, c’est moins que le panel habituellement requis pour constituer un échantillon aléatoire national). Ensuite, on ne s’est pas efforcé de sonder un groupe représentatif.
Par conséquent, les personnes interrogées pourraient très bien être majoritairement des républicains. Troisième point, on n’a pas tenté de savoir si ceux qui ont suivi les débats à la radio, en tant que groupe, étaient ou n’étaient pas, dès le départ, plus enclins à soutenir Nixon… Par exemple, parce qu’ils vivaient dans des régions rurales où la télévision ne s’était pas encore été généralisée. (Relativement peu de catholiques – un électorat clé de Kennedy – vivaient à la campagne).
Vancil et Pendell ont même apporté des preuves statistiques montrant que l’échantillon de Sindlinger intégrait probablement un nombre disproportionné de partisans de Nixon. Aussi, ce seul sondage faussé ne constitue guère des fondements assez solides pour dire que Nixon l’a emporté à la radio. Une idée qui, du coup, n’aurait peut-être pas dû être à ce point «reçue».
Cette idée non vérifiée alimente le débat sur le pouvoir des médias sur la politique
Ainsi donc, on perpétue cette histoire si peu fondée: à la radio, c’est Nixon qui l’a emporté sur son rival, mais à cause de la télé, il a perdu le débat– et, disent d’aucuns, également la présidence –, «uniquement» parce que Kennedy a donné une meilleure image sur le petit écran. Finalement, où est le problème? Qu’y a-t-il de mal à ce que tout le monde y croit? Peut-être n’est-ce pas grave (bien que ce soit difficile à évaluer). Cette pseudo-information historique, comme l’écrivent Vancil et Pendell, fait désormais «partie des causes des diverses inquiétudes» selon lesquelles les images télé dénaturent les hommes et femmes politiques. C’est ce que Schudson a appelé la «télé-mythologie» . Elle a contribué à légitimer une critique de la télévision et de la politique sans doute un peu simpliste.
Il y a 10 ans, j’écrivais dans ma chronique History Lesson column , consacrée aux débats présidentiels américains (dans cette chronique, mea culpa, je colportais à mon tour le mythe de la supériorité (télé)visuelle de Kennedy et de sa victoire électorale qui en découlait – car, à ce moment-là, je n’avais pas encore lu les articles des spécialistes précités) que ces débats engendraient de sempiternelles critiques. Dans son livre «L’Image, ou ce qu’il advint du Rêve américain», Daniel Boorstin explique que ces débats ne disaient en rien «quel participant était le plus apte à devenir président. Ils ne faisaient que banaliser les grandes questions [politiques] nationales». Pour Boorstin, l’importance croissante de l’image mettait en péril la démocratie, ni plus ni moins – et il est loin d’être le seul à le penser. (Voici un extrait de cette délicieuse diatribe).
Un débat télévisé riche et intéressant, mais à s’y perdre
Paradoxalement, pendant les débats, tout le monde n’a pas trouvé que les candidats s’étaient contentés d’aborder les sujets de façon superficielle. Si on a déploré une gestuelle excessive de Kennedy et de Nixon, ou des plans filmiques trop orientés sur les sourires de l’un et le (mauvais) rasage de l’autre, de nombreux observateurs analysent autrement ce face à face. Ils estiment que le défaut des débats n’est pas tant le manque de profondeur que les rafales successives de réponses riches en informations, qui ne permettaient pas aux téléspectateurs de prendre de la distance, pour ainsi dire, et évaluer justement les deux hommes.
«Même un analyste politique chevronné, avait fait remarquer le journaliste Douglass Cater, qui animait l’un des débats, s’est retrouvé coincé entre les feux croisés des affirmations contradictoires, références rapides aux rapports Rockefeller, amendements Lehman, analyses statistiques sérieuses, PNB et au milieu d’un mélange éclectique de pseudo-faits. Ou était-ce le don de paraître bien informé qui comptait chez les téléspectateurs?». Samuel Lubell, spécialiste des questions touchant à l’opinion publique, est du même avis. Des électeurs qu’il a interviewés disent avoir tenté de comprendre les arguments des candidats, «mais plus on écoutait, plus on s’embrouillait».
Quoi qu’il en soit, on continue très largement de penser qu’à l’élection présidentielle de 1960, «c’est la télé plus qu’autre chose qui a fait tourner le vent». Cette phrase a d’ailleurs été prononcée par Kennedy lui-même quelques jours après le scrutin. Vérité ou fantasme collectif, l’impression que la télévision exerce une immense influence sur le public a irrévocablement transformé la politique américaine, si bien que les dirigeants et les candidats se sont mis à travailler leur comportement et leur image.
Ils fabriquent des petites phrases sur mesure, s’efforcent de retenir des plaisanteries. Et puis ils soignent leur aspect et leur posture lors des fiévreuses répétitions auxquelles ils se livrent… avant de se lancer dans l’inéluctable rituel quadriennal que sont devenus les débats présidentiels aux Etats-Unis.
David Greenberg
Traduit par Micha Cziffra