Life

Bernache (entre raisin et raison d’être)

Temps de lecture : 3 min

Jean-Yves Nau, médecin et viticulteur, explore le monde des mots qui font vivre le vin.

Raisin REUTERS/Vincent Kessler
Un viticulteur teste le taux de sucre du raisin à Orschwihr, en Alsace, le 31 août 2009. REUTERS/Vincent Kessler

Les vendanges millésimées 2010 ont commencé dans l’hémisphère nord. Le moment sera donc bientôt venu de la «bernache». Longtemps il n’y eut de bernaches que dans les vignobles que longe la Loire; le plus souvent dans sa partie royale; mieux encore: aux alentours de l’été de la Saint-Martin, quand refleurit la miraculeuse aubépine. Bernaches à la régalade pour qui le voulait, tirée au pied des cuves entre le balcon de Saint-Florent-le-Vieil et les troglodytes de Vouvray. Gratuite, puisque l’innocence n’a pas de prix.

Chauvinisme ici? Pas vraiment. Ailleurs, sous d’autres cieux viticoles, la bernache existait bien évidemment; mais pas sous ce nom; bernache moins ritualisée peut-être. On y parlait de vin «bourru», de vin «nouveau» (prendre garde: rien à voir avec les tristounets «primeurs»).

Puis vinrent Christophe Colomb et Vasco de Gama. Puis tout s’accéléra. Postulat: des Ligériens –qui d’autre?– découvrirent le Canada et –nostalgie sans aucun doute– baptisèrent «bernaches» quelques palmipèdes proches des oies locales bien loin du Capitole. Ces oiseaux cocasses n’en demandaient sans doute pas tant. Et c’est ainsi que sortirent de leurs coquilles les premières «bernaches du Canada», à cou roux ou à joues blanches. Voler outre-Atlantique, faute de boire les vins originels.

Qu'est-ce que le moût?

Bernache? Mot hautement précieux en ce qu’il n’est pas –encore– définitivement tombé dans le domaine public; à la différence, de ces multiples «primeurs» que l’on retrouve chaque fin d’automne, le plus souvent et pour toujours déshumanisés au centre régulier (mais pourquoi donc?) d’une médiatisation outrancière hésitant entre les tristes fragrances d’un éventail oscillant entre la «banane» et les «bonbons anglais».

Bernache? Les règles du commerce sont ce qu’elles sont: il faut désormais en France traduire ainsi ce mot d’origine gauloise sur les étiquettes: «moût de raisin partiellement fermenté». Bien belle affaire! Qui sait encore aujourd’hui ce qu’est un «moût» (accent circonflexe sur le u et t terminal…)? Littré (Emile) le savait qui, dans le dictionnaire qui porte son nom, nous le définit ainsi:

«Jus de raisin qui vient d'être exprimé et qui n'a point encore subi la fermentation.»

Des joies de l’anthropomorphisme et la laïcité réunis qui font du fruit de la vigne un liquide pouvant «s’exprimer» avant de devoir «subir» une transformation. On peut le dire autrement:

C6H12O6 → 2 C2H5OH + 2 CO2 + 25.4 calories sous forme d'ATP.

A la craie blanche sur le tableau noir, c’est certes moins poétique tout en ne manquant pas de charme.

Le charme et la beauté de la bernache sont ceux de l’éphémère; instants fugaces et liquides qui se caractérisent (sans s’y réduire) à la transformation progressive des sucres du raisin en molécules alcools ainsi qu’en en gaz carbonique; le tout sous l’effet de levures encore parfois indigènes.

La bernache, c’est le jus de raisin commençant un pèlerinage qui le conduira à perdre du gaz carbonique pour se transformer en vin comme les farines deviennent pains et comme les laits prennent la forme et le goût des fromages fermentés; soit l’immense éventail –occidental– de la maîtrise des fermentations à destinée alimentaires et culturelles.

Le vin en train de se faire

Passées les vendanges et les cuvaisons, les bernaches quittent progressivement le végétal pour rejoindre cette construction humaine qu’est le vin. Bernaches de moins en moins douces, bernaches qui vont «se faire» en moins de quelques semaines. Pour certains, les «rouges» notamment, l’aventure est loin d’être finie: il leur faudra dépasser cet autre cap longtemps méconnu des hommes du vin; celui de la fermentation malolactique qui voit de bienheureuses bactéries consolider l’ensemble de l’édifice.

Longtemps, la bernache ne fut pas vendue mais offerte dans le chai, souvent mariée à quelques marrons grillés, les bouffis renvoyant quant à eux au marc en cours de distillation. C’était là –c’est encore– le luxe de l’automne, un moment d’exception que jamais la ville ne pourrait connaître. Bernache pratiquement intransportable du fait du gaz carbonique qu’elle dégage; ce qui réclame d’entailler le liège de la bouteille qui la contient. Puis les marchands s’y intéressèrent en usant dit-on parfois de cet artifice à la fois hygiénique et stérilisateur qu’est la pasteurisation plus ou moins associée à quelques gouttes de soufre. Rien de dramatique certes, mais un peu moins de vérité néanmoins.

C’est ainsi que l’on trouve, depuis quelques années déjà, des «moûts de raisins partiellement fermentés» sur un nombre croissant d’étals urbains de l’Hexagone. Bernaches dites de muscadet (plus vraisemblablement de la belle région de Gaillac); bernaches remontant du sud sirupeux vers un nord avide de sucré; bernaches du bordelais ou de syrah. Bernaches qui disent au plus grand nombre que les vendanges se font ou sont faites.

Bernaches qui nous disent à l’oreille qu’à la saison où tout tombe, aux coups redoublés des vents, il est des naissances éphémères et qui peuvent vous redonner le goût de vivre; rien d’autre qu’une raison d’être. Profitons-en; pleinement. Le jour n’est pas si lointain où les tenants de l’écologie triomphante (au service d’un développement qualifié de durable) imposeront la mention, sur l’étiquette, du coût carbonique de cette création humaine.

C6H12O6 → 2 C2H5OH + 2 CO2 + 25.4 calories sous forme d'ATP.

A méditer.

Jean-Yves Nau

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