Pour les spécialistes ès-web, la mode des lolcats est carrément out. I Can Has Cheezburger, le site à l'origine de cette folie autour de photographies de chats légendées, a été lancé en janvier 2007, et c'est en février que les online early adopters du monde entier ont eu vent du phénomène grâce à un billet publié sur le site Boing Boing. Dans les mois qui suivirent, on a pu voir apparaître des lolcats sur Gawker, Slate, le Wall Street Journal, et Time. En octobre dernier, Eric Nakagawa et Kari Unebasami, les fondateurs du site I Can Has Cheezburger, ont publié le livre I Can Has Cheezburger ? : A LOLcat Colleckshun, qui a squatté pendant 13 semaines la liste des best-sellers du New York Times. Aujourd'hui on voit même des lolcats sur des bouteilles de sodas branchouilles. Y a-t-il encore des Américains qui n'en ont pas assez de ces photos de chats et leurs légendes ironiques, allusives et à l'orthographe si curieuse?
La réponse est oui, beaucoup même. Plus de deux ans après son lancement, I Can Has Cheezburger n'est toujours pas à court de cheeseburgers. Le site n'a non seulement pas connu le déclin auquel on aurait pu s'attendre, mais sa popularité ne cesse de croître, bien au contraire: il y a les utilisateurs, qui continuent à envoyer de nouvelles photos, il y a ceux qui découvrent le phénomène seulement maintenant, et le trafic, qui augmente chaque jour un peu plus. Selon Compete, un service de mesure du trafic en ligne, au cours des douze derniers mois les visites ont plus que doublé. Environ 1 million de visiteurs uniques atterrissent sur I Can Has Cheezburger chaque mois, et cette croissance ne montre aucun signe de déclin imminent.
Plus surprenant encore, les lolcats rapportent de l'argent. Quelques mois après avoir lancé leur site, Nakagawa et Unebasami l'ont revendu à Pet Holdings Inc., une startup web basée à Seattle. Pet Holdings fait du mème-marketing: en plus de I Can Has Cheezburger, la société détient aussi Failblog, un site qui rassemble des photos d'échecs retentissants, flops et autres catastrophes gaguesques ; Engrish Funny, une collection de (vrais) panneaux mal traduits ; GraphJam, où les utilisateurs essaient de rendre un peu plus vivants des slides à la PowerPoint (par exemple " Relation argent / problèmes ", un graphique avec une courbe ascendante à 45°) ; et Once Upon a Win, une caverne d'Ali Baba de toutes ces modes passées qu'à l'époque on trouvait géniales (les bracelets d'amitié, les Tortues Ninja, des vidéos de Weird Al). Pet Holdings n'est à l'origine d'aucun de ces concepts. Ils ont à vrai dire passé au crible le flux quotidien des buzz Internet éphémères puis ont racheté ou bien construit des sites autour des quelques mèmes dont l'intérêt leur semblait universel et vivace. Ce faisant, ils ont réussi ce qu'une poignée seulement d'autres acteurs d'Internet ? et pas même YouTube ?est arrivé à faire: faire des mèmes un business rentable.
Pet Holdings est fondé en 2007 par Ben Huh, un journaliste devenu entrepreneur, et qui, comme beaucoup en 2007, a développé une fascination pour les lolcats. Huh a été stupéfait de la croissance incroyable du site (chaque mois le trafic était multiplié par deux), et, mieux encore, de la communauté de lecteurs réguliers et de contributeurs qui semblait se développer sur I Can Has Cheezburger, signe pour Huh d'un site aux reins solides. Comme il est de ceux qui ont le contact facile avec des inconnus sur le Net, Huh a commencé à entretenir des liens avec Nakagawa via messagerie instantanée. Il a aussi présenté à quelques commanditaires un projet de rachat de Cheezburger ainsi qu'un plan de pub: "Il fallait que je leur fasse comprendre qu'avant d'être un site sur les chats, c'était avant tout un site à vocation humoristique. Évidemment que les chats en sont une part essentielle, mais il y a beaucoup plus que ça" affirme Huh. "Les gens demandaient "Maintenant, est-ce que vous allez monter un site sur les chiens, sur les poulets, sur les girafes?" Et je leur répondais "Il est même tout-à-fait possible qu'on fasse quelque chose sur les hippopotames, mais on va très probablement lancer des projets complètement différents." Avec le soutien de ses investisseurs, Huh a fait une offre à Nakagawa par message instantané. Le site lui appartient depuis l'été dernier.
Des loldogs, des lolcelebs, des lolnews
Il n'y a toujours pas de lolhippos, mais Huh a lancé les loldogs, les lolcelebs, et les lolnews (et, bien sûr, il y a aussi la saga de ce morse au coeur brisé à qui on a enlevé son seau, lolrus) (Ndt : morse en anglais se dit "walrus"). Il a aussi ouvert Engrish Funny en janvier 2008 et a racheté Failblog au mois d'avril. Lorsque Huh a créé sa société, Cheezburger avait une moyenne de 500.000 pages vues par jour. Aujourd'hui l'empire Pet Holdings, c'est plus de 5,5 millions de pages vues quotidiennement, en faisant un des réseaux de blogs les plus populaires du web. La société emploie à plein-temps une équipe de 10 développeurs, designers et administrateurs. La majeure partie du contenu ? les photos de chats, les vidéos " FAIL ", les panneaux en Engrish ?est générée par l'énorme communauté des lecteurs réguliers ; un business model plutôt équilibré, en somme, et qui aide Pet Holdings à atteindre ses objectifs de résultats. Huh affirme que sa société, en plus d'être rentable, a réussi sa croissance durant une période plutôt difficile pour le marché de la publicité. Cependant, il précise que "rentable" ne veut pas dire "poule aux oeufs d'or". "Il ne faut pas imaginer qu'on les imprime, les billets de banque ? loin de là," rétorque-t-il. "Je travaille à côté d'une armoire serveur de presque 2 mètres sur 2 mètres, dans une pièce sans fenêtre. On économise au maximum pour rester rentable, mais très honnêtement, l'entreprise est en pleine expansion."
La réussite de Pet Holdings est un véritable exploit compte tenu du caractère éphémère des mèmes Internet. Comme tout phénomène pop-culture, la plupart des specimens de buzz sur Internet connaissent une célébrité-éclair puis tombent discrètement en désuétude. Certains mèmes sont méprisés aussi vite qu'ils disparaissent, et deviennent alors source de gêne pour tous ceux qui les ont relayés. A posteriori, Mahir et la Hamster Dance sont tout autant dignes d'être appréciés que "U Can't Touch This" et "Ice Ice Baby" - il y a vraiment des gens qui trouvaient ça génial?
Mais jusqu'à maintenant, Pet Holdings a réussi on ne sait trop comment à ne pas investir dans ces mèmes très éphémères. Les lolcats et Failblog touchent à des thèmes intemporels: ? la sempiternelle hilarité que provoquent nos amis les félins et le malin plaisir qui nous pousse à consommer frénétiquement des " schadenfreude". "Failblog pourrait durer des siècles", nous dit Huh. "Aussi longtemps qu'il y aura ne serait-ce qu'un seul être humain sur cette planète, il y aura de quoi alimenter Failblog." S'il y en a deux, le site aura un public.
Pet Holdings est sans cesse à la recherche de nouveaux mèmes, et sans cesse il doit aussi trouver des raisons pour expliquer que telle ou telle chose ne marchera pas. Huh n'as pas voulu nous donner de détails sur ce qu'il a déjà refusé, mais voici un exemple hypothétique: "Mettons qu'il y ait un site sur les girafes. De magnifiques photos de ces animaux si paisibles, s'enlaçant par le cou amoureusement. Et sur ce site, il y aurait un paquet de photos de ce genre. Génial, hein? Peut-être même que ça deviendrait un mème, peut-être que les gens adoreraient ces photos et qu'ils se les enverraient toute la journée. Et bien malgré tout ça, on ne serait pas intéressés." Pourquoi ? "Parce qu'il n'y a pas 50 manières pour des girafes de s'enlacer par le cou".
La plupart des mèmes qu'on rencontre sur Internet ont cette même caractéristique: une fois qu'on s'est fait rickroller ou qu'on a vu un geyser Mentos + Coca Light, on en a fait le tour. Pour Huh, les meilleurs mèmes Internet ressemblent aux sitcoms qui passent à la télé l'après-midi: un modèle adaptable à l'infini et plein de ressorts dramatiques. Par exemple, au tout début, les images sur GraphJam tournaient pour la plupart autour de paroles de chansons (comme il y a un an, ce camembert représentant les choses que Rick Astley ne ferait jamais, le plus gros secteur étant "run around and desert you" et "give you up"). Et puis, au fil du temps, les gens se sont intéressés à d'autres sujets, comme les dangers liés au port de Snuggies et à des questions comme pourquoi les gens écrivent " preum's " lorsqu'ils commentent sur Internet. "On s'est rendu compte qu'à un moment donné, les meilleurs mèmes perdent un certain public mais en attirent un autre encore plus large " remarque Huh. En passant d'électif à, en quelque sorte, plus mainstream, ils quittent alors l'univers des "tendances" pour devenir de véritables référents culturels.
S'étendre et se diversifier
Pet Holdings tient à s'étendre et à se diversifier. La société vient de lancer Tofulator, un site permettant aux gens de sous-titrer des vidéos YouTube, ce qui donne des mashups étrangement hilarants. Ils cherchent aussi à connaître les sujets les plus drôles dont les gens parlent sur Twitter. Le projet, Son of a Tweet, est pour l'instant en développement, mais le but est de monter un "Digg du pauvre" comme le dit Huh ; un moyen de rassembler le meilleur du web sans avoir à prendre en charge des centaines de milliers d'utilisateurs qui votent et commentent.
Lorsque j'ai annoncé à Huh que j'avais l'intention d'écrire un article sur lui, il a feint l'hésitation ? et si jamais un tel article décrivant son succès engendrait une compétition jusqu'alors inexistante ? Il s'est ensuite ravisé, expliquant qu'il serait de toute façon très difficile pour un potentiel adversaire de concurrencer Pet Holdings, l'énorme avantage de cette société étant sa nature: un portail de mèmes. Aujourd'hui, ses sites rencontrent un tel succès que dès que Huh remarque un buzz, Pet Holdings peut le reproduire et le rendre populaire grâce à des liens sur Cheezburger, Failblog, etc. Pet Holdings ne s'en cache pas: oui, la société copie des mèmes qui marchent. L'année dernière, ils étaient en pourparlers pour racheter Engrish.com, site dont les utilisateurs collectionnent depuis des années les images de panneaux mal traduits. Les négociations se sont soldées par un échec (Huh n'a pas donné plus d'explications), alors Pet Holdings a lancé un site concurrent, maintenant presque aussi populaire que l'original. Huh affirme qu'il préfère racheter un site plutôt que de le copier, particulièrement quand des sites bien établis ont une audience de fidèles qui peuvent servir à propager une idée, un concept. Il y a en fait très peu de conséquences au niveau légal à copier de bons mèmes, ces sites fonctionnant sur le principe du user-generated content, notion elle-même plutôt vague juridiquement (est-ce que le lolrus porte atteinte au lolcat ?). Voilà pourquoi il est difficile de faire d'un mème une marque déposée.
Alors quel sera le prochain gros coup de Pet Holdings? La société a récemment "semé" des dizaines de mèmes sur le Net. ? Huh a refusé d'en dire plus. ?L'objectif étant d'observer lesquels auront fonctionné naturellement, sans l'appui du réseau de sites que possède Pet Holdings, et ensuite d'investir dessus pour les développer. "Ce qui est intéressant dans ce travail, c'est quand les gens se rendent comptent de l'ampleur de la société. "Cheezburger c'est à vous, et Faiblog aussi, la vache ! Mais, vous n'êtes pas tout seul, si?" Ils n'ont aucune idée de notre envergure. C'est vraiment l'usine."
NDLR: Un mème est un élément culturel reconnaissable (par exemple : un concept, une habitude, une information, un phénomène, une attitude, etc.), répliqué et transmis par l'imitation du comportement d'un individu par d'autres individus. L'Oxford English Dictionary définit le mème comme "un élément d'une culture pouvant être considéré comme transmis par des moyens non génétiques, en particulier par l'imitation". (Définition Wikipédia)
Lire aussi l'article de 20minutes qui a essayé d'expliquer le concept des mèmes sur Internet.
Article de Fahrad Manjoo, publié sur Slate.com le 20 mars.