Culture

Séries télé: la leçon britannique

Temps de lecture : 9 min

Plus osées, plus politiques, plus dramatiques, plus drôles, les séries télé britanniques sont généralement meilleures que les nôtres. Pourtant, leurs moyens ne sont pas beaucoup plus élevés. Pourquoi les séries sont-elles plus heureuses de l’autre côté de la Manche? Éléments de réponse, avec l’aide des premiers concernés.

Dr Who © BBC (British Broadcasting Corporation)
Dr Who © BBC (British Broadcasting Corporation)

A force de vouloir ressembler à leurs cousines américaines, les séries françaises en ont presque oublié de regarder chez leurs voisines, les Britanniques. L’industrie de Sa Majesté, aussi vieille que celle d’Hollywood (environ 60 ans), a offert au petit écran une foule de classiques (Chapeau Melon et Bottes de Cuir, Le Prisonnier, Dr Who, Amicalement vôtre, etc.) et d’œuvres contemporaines marquantes (Skins, MI-5, Suspect n°1, Queer as Folk, etc.). Pourtant, ses moyens ne sont que légèrement supérieurs aux nôtres. Malgré une très nette progression qualitative (grâce en grande partie aux efforts de Canal+), les séries françaises sont encore loin d’avoir atteint la maturité et la diversité de leurs voisines. Un retard qui tient en bonne partie au regard que portent les Britanniques sur leur télévision, à un problème de langue, et à un savoir-faire encore à acquérir chez nous. Explications avec Ben Evans, producteur exécutif pour la BBC, Robert Wulff-Cochrane, producteur pour Channel 4, Bernard Besserglick, scénariste franco-britannique et Tim Lusher, rédacteur en chef des pages télé du Guardian.

Les séries britanniques osent des sujets plus originaux

En France, les genres dominants, le polar, le drame familial, le légal… dominent. Rares sont les séries, comme Pigalle, la nuit, à s’aventurer dans un univers totalement inédit. En Grande-Bretagne, c’est un sport national. Il suffit de voir Dr Who, un véritable monument outre-Manche, histoire d’un extra-terrestre voyageur transgalactique, visitant aussi bien Mars que l’Angleterre victorienne, Dead Set, minisérie horrifique avec pour décor le Loft britannique, Cast Offs, sur une fausse téléréalité dont les héros sont handicapés, Misfits et ses ados aux superpouvoirs, Being Human et ses colocataires loup garou, vampire et fantôme… «Les séries anglaises n'ont pas peur d'aller au-delà des conventions, de froisser les gens avec, par exemple, des personnages qui fument, boivent, etc. En France, on a trop peur de la ménagère», explique Bernard Besserglick, qui a longtemps travaillé à l’AFP. «Des séries comme Dr Who, qui font un carton depuis quarante ans, ont poussé les diffuseurs à jouer la carte du risque, du décalé, de l'étonnant», renchérit Robert Wulff Cochrane, qui a lancé Cast Offs, avec des vrais handicapés dans les rôles principaux. «La BBC a un devoir d'innovation, doit prendre des risques. Nous avons un public extrêmement large. Du coup, nous ne pouvons pas plaire à tout le monde. Il faut donc nous diversifier. La télévision n'est pas seulement une histoire d'audiences, c'est aussi une question culturelle, un service», explique quant à lui Ben Evans. Un point de vue surprenant de ce côté-ci de la Manche, où on aurait plus volontiers expliqué qu’avec un public «extrêmement large», il faut être consensuel…

Les séries britanniques osent parler de politique

C’est un des gros tabous de la fiction française. Comment parler de politique sans froisser le pouvoir? Si Canal+ a trouvé le moyen d’aborder des sujets politiques avec ses fictions –la dernière en date, Carlos, a beaucoup fait parler d’elle– on attend toujours une œuvre digne du goût des Gaulois pour le débat et la vie de la cité (Reporters, projet ambitieux, s’y est cassé les dents). En Grande-Bretagne, en revanche, la politique est omniprésente dans les séries. On en rit dans The Thick of it, qui se paye la tête des gouvernants, on la critique dans MI-5, Torchwood ou State of play (jamais de la même façon), bref, on ne recule devant presque aucune attaque. «Depuis leurs premiers jours, les séries britanniques ont servi à observer et à discuter les questions sociales. Et c'est impossible de faire ça sans être politique... explique Robert Wulff-Cochrane. Dans les soaps, dans les comédies, dans les drames, la télé britannique a toujours poussé ses consommateurs à réfléchir aux grandes questions politiques.» «La politique est considérée ici comme un sujet naturel, un thème parmi d'autres», renchérit Ben Evans, qui insiste sur la totale liberté de la BBC face au 10 Downing Street. «La télévision britannique dispose d'une autonomie totale face au pouvoir, confirme Bernard Besserglick. La BBC se considérerait presque comme un contre-pouvoir, une force culturelle agissante, qui peut et doit proposer des points de vues contraires à l'orthodoxie.» Ce qui n’est pas encore exactement la définition de France Télévisions, sa cousine publique hexagonale…

Les séries britanniques sont mieux produites, avec un budget à peine supérieur

Sans entrer dans le détail des chiffres, et pour reprendre ceux apportés par Ben Evans et Robert Wulff-Cochrane, les séries britanniques atteignent, au maximum, un budget d’1 million de livres (1,17 million d’euros) par épisode. Soit légèrement plus que les grosses séries hexagonales. En produisant des saisons plus courtes (souvent six épisodes seulement), les Britanniques concentrent leurs forces. Ils ont aussi un savoir-faire économique dont ils ne sont pas peu fiers. «Les grandes chaînes britanniques, à commencer par la BBC, sont connues à travers la planète, et doivent tenir leur rang en matière de qualité de production, explique Tim Lusher. Au départ, c'est la BBC qui a dû recruter des gens de talent, qui aujourd'hui travaillent pour l'ensemble du paysage audiovisuel britannique.» L’ambition de la BBC ou de Channel 4 est claire: il faut pouvoir exporter les séries outre-Atlantique, et donc tenir la comparaison. «Nous n'avons qu'une fraction du budget qu'ont les séries américaines, mais nous avons pour ambition d'être à leur hauteur... Nous sommes en recherche permanente d'une image, d'effets spéciaux, etc. qui n'aient pas à rougir des séries américaines, parce que nos téléspectateurs nous compareront inévitablement à elles», explique Robert Wulff-Cochrane.

Les séries britanniques s’exportent aux Etats-Unis

C’est un fait, confirmé par les motivations de Robert Wulff-Cochrane: les séries britanniques se vendent aux États-Unis. Pas les nôtres. Certaines, comme Journal Intime d’une call girl, marchent même très bien (il existe même une BBC America). «La réponse évidente, c’est que nous parlons la même langue. Au-delà, il existe un lien culturel, une fraternité, des valeurs communes aux deux pays», explique Ben Evans. «Quand on lance une nouvelle série en Grande-Bretagne, on réfléchit toujours à comment la rendre vendable à l'étranger, et plus particulièrement aux Etats-Unis», poursuit-il. Ces dernières années, Hollywood a allègrement pompé le patrimoine sériel britannique, multipliant les remakes (Life on Mars, Worst Week, Eleventh Hour, etc.), presque toujours des échecs. La tendance se calme (Skins s’apprête à revivre sur MTV), mais «il y a presque une navette permanente entre Londres et Hollywood, qui amène les auteurs, les acteurs et les réalisateurs britanniques aux États-Unis», rappelle Evans. Un certain Gregory House (Hugh Laurie) ne dirait pas le contraire…

Les séries britanniques savent être drôles

Loin de nous l’idée de dire que les Français n’ont pas le sens de l’humour. Au contraire, les comédies font des cartons au cinéma. A la télé, en revanche, c’est plus compliqué (lire un précédent article sur le sujet). A l’inverse, les Britanniques maîtrisent à la perfection la comédie, et la traite à égal avec le drame. «J'ai toujours été étonné de constater que les comédies françaises se limitent presque aux formats cours comme Kaamelott ou Caméra Café, alors que la BBC a un service entier consacré aux séries comiques», observe Bernard Besserglick. C’est justement aussi un problème de format. Le 26 minutes (format idéal de la comédie), pas adapté aux grilles françaises, est à ses aises outre-Manche. «La Grande-Bretagne a adopté depuis longtemps le format 26 minutes, qu'elle utilise aussi pour ses soaps», précise Besserglick. Nous n’aurions pas osé le dire, mais l’excentricité britannique ne semble pas être un simple mythe. La preuve, selon Ben Evans, «la comédie est dans l'ADN de la britannicité... L'excentricité, l'autodérision, etc. Certains auteurs, qui sortent des meilleures universités, se penchent sur la comédie, prennent le genre très au sérieux. Entre les sketches, les comédies dramatiques, les sitcoms, les satires... le terrain est riche.» Les Monthy Pytons, Mr Bean, The Office, Absolutely Fabulous, chacun dans leur genre, en sont autant de preuves.

Les séries britanniques s’exportent en France, et pas l’inverse

Dr Who, Skins, Suspect n°1, Inspecteur Barnaby, MI-5, La Fureur dans le sang, Survivors… les séries britanniques sont bien présentes sur nos écrans. Certes, elles arrivent loin derrière les américaines, mais bonnes secondes. A l’inverse, seule Engrenages a réussi à passer le tunnel sous la Manche dans l’autre sens. Diffusée sur BBC4, la plus petite chaîne du groupe, Spiral (en anglais) jouit d’une excellente réputation, mais ne déchaîne pas les foules pour autant (à noter que la BBC, visiblement fan de la série –à raison– la finance désormais en partie). La raison d’un tel déséquilibre? Des divergences culturelles? Pas du tout, explique Robert Wulff-Cochrane, «en France, vous avez l'habitude des séries doublées, vous regardez beaucoup de séries américaines qui passent en VF, vous pouvez donc faire de même avec les séries britanniques. Chez nous, les gens ont en aversion le doublage et n'aiment pas les sous-titres... Engrenages est donc montré en version française sous-titrée, et sur une petite chaîne. Du coup, c'est une audience limitée.» Pourtant, les séries françaises ne sont pas si mauvaises qu’elles méritent d’être blackistées des écrans de Sa Majesté… «La télévision britannique est presque trop fermée aux importations étrangères, regrette Tim Lusher. J'aimerais qu'on voit un peu plus de séries françaises, allemandes, etc. Ce que nous avons vu de plus exotique, c'est la version suédoise de Wallander...» Canal+ déclarait récemment qu’elle compte produire des séries en anglais. On verra alors si la Grande-Bretagne est prête à jeter un coup d’œil à nos œuvres hexagonales.

Les séries britanniques peuvent montrer plus de violence ou de sexe

Disons plus précisément: plus de violence et de sexe que les grandes chaînes françaises (hormis Canal+, une fois de plus). De là à dire que la télé britannique ne connaît pas de limites, il y a un monde. Chez nous, on surveille son langage et ses actes jusqu’à 22h30. De l’autre côté de la manche, la barrière descend à… 21h. On appelle ça «the Threshold (le seuil, en anglais, ndlr), une convention non écrite qui évalue que les plus jeunes se couchent à 21h, explique Bernard Besserglick. La télé britannique prend ses consommateurs pour des adultes, leur fait confiance quant à ce qu'ils doivent montrer ou pas à leurs enfants. Les décisionnaires anglais traitent le public avec maturité, alors que les relations, en France, se font du haut vers le bas...»

Prendre les téléspectateurs pour des adultes, cela ne veut pas dire faire n’importe quoi et faire osé pour faire osé. «La violence, le sexe, les grossièretés, les sujets dérangeants doivent être justifiés éditorialement, insiste Ben Evans. Le but des fictions étant d'explorer la société et les comportements humains, il est parfois nécessaire d'aller plus loin dans les contenus “explicites”, mais ça ne doit jamais être gratuit. Il faut être honnête, ne pas s'autocensurer, sinon les téléspectateurs ne croiront pas à la réalité de ce qu'on leur montre, et partiront.» On en revient donc au «dialogue» instauré entre les chaînes et leurs téléspectateurs, et à ce refus de tout paternalisme. «Nous ne cherchons jamais à être provocateur ou à créer la controverse, conclut Robert Wulff-Cochrane, mais omettre de traiter des rugosités de la réalité, c'est prendre les téléspectateurs pour des enfants

Les séries britanniques sont respectées et choyées, pas les nôtres

C’est le constat le plus net fait par nos voisins: «La télévision est un art noble, respecté, en Grande-Bretagne», explique Ben Evans. Respecté à tel point que les scénaristes, les acteurs et les producteurs travaillent autant sur grand écran qu’à la télé. Une «fusion» qui s’installe doucement en France, et qui devrait avoir des conséquences positives… si notre histoire cinéphile ne s’en mêle pas, avertit Bernard Besserglick. «En France, la Nouvelle Vague a donné le prestige au réalisateur. En Angleterre comme aux Etats-Unis, c'est le scénariste, le créateur, qui a le plus de prestige», et le scénariste est toujours au cœur des séries. En Grande-Bretagne, les séries sont si respectées que le chauvinisme est de mise, et qu’on limite la place des productions étrangères. «La Grande-Bretagne favorise la production nationale, conclut Bernard Besserglick. On voit beaucoup moins de séries américaines en Angleterre qu'en France. Il n'y a pas de quotas, mais les productions nationales suffisent à remplir les grilles. 90% des soirées de prime time fiction sont occupées par des séries nationales.» Un chiffre improbable sur le PAF, où les séries locales occupent moitié moins de place que les américaines…

Pierre Langlais

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