En cet été finissant, le grand frisson à la mode dans les stations balnéaires des Baléares s'appelle le «balconing». Le jeu consiste à sauter, depuis le balcon de sa chambre d'hôtel, dans la piscine en contrebas. En général, il se trouve toujours quelqu'un pour filmer l'«exploit» et le publier sur Youtube ensuite.
Evidemment, plus on monte dans les étages, plus la dose d'adrénaline est forte. Mais le plongeon est une discipline olympique qui nécessite concentration, coordination et précision, ce dont manquent quelque peu les fêtards de Majorque et d'Ibiza. Comme tout le monde ne s'appelle pas Greg Louganis, plusieurs dizaines d'accidents graves ont ainsi été recensés cet été, dont une demi-douzaine se sont soldés par la mort du candidat au haut vol. On n'a pas encore donné de nom aux adeptes de ce nouveau sport et je vais donc proposer un néologisme: le balconnard. Alors, ami balconnard, si tu n'es pas trop alcoolisé, essaie de te souvenir de quelques lois de la physique avant de tenter le grand splash.
Chute libre
Prenons un crétin, que nous appellerons A pour plus de commodité. Il mesure 1,75 mètre, pèse 75 kg et chausse du 42. Il loge dans une chambre d'hôtel, nommée B pour notre démonstration. Et prenons une piscine que nous dénommerons Catherine, en hommage à Pierre Desproges (voir en fin d'article). B est au 6e étage, ce qui, dans ces hôtels modernes et bas de plafond, nous donne une altitude de 15 mètres au-dessus de Catherine. Notre ami A se lance, debout, de peur de faire un plat cuisant et surtout d'être ridicule sur la vidéo des copains. Il l'a sans doute oublié parce qu'il est à moitié ivre ou défoncé à l'ecstasy, ou bien parce qu'il n'est jamais allé au lycée, mais la formule pour calculer la vitesse atteinte en chute libre en sautant, sans vitesse initiale, d'une hauteur «h» est
v2= 2gh
où «g» est l'accélération du champ de gravité terrestre (soit 9,81 m/s2).
Pour une hauteur de 15 mètres, cela nous donne une vitesse de 17,16 m/s, soit 62 km/h. En seulement 15 mètres et 1,75 seconde, A est passé de 0 km/h à 62 km/h, un exploit que ne peut réaliser sa voiture en roulant sur du plat. C'est dire si A est une flèche.
Tant qu'il est dans l'air, sur une si courte distance de chute, on peut estimer que la force de frottement dudit air a des effets négligeables. Elle dépend notamment de la masse volumique du fluide (notée par la lettre grecque ρ, rho) dans lequel on se déplace. Au niveau de la mer, le rho de l'air (eh oui) vaut 1,2 kg/m3. Pour le dire en français, un carton «vide» d'un mètre cube contient 1,2 kg d'air.
Comme le répète le gars qui tombe du 50e étage d'un gratte-ciel, «jusque ici, tout va bien, mais l'important ce n'est pas la chute, c'est l'atterrissage». En pénétrant dans la piscine, tout change pour A car la force de frottement va changer. Le rho de l'eau (car Catherine est pleine d'eau, sinon ce n'est plus du balconing mais un dessin animé de Tex Avery) vaut en effet 1.000 kg/m3. Traduction en français: un aquarium d'un mètre cube contient une tonne d'eau. Pour le dire schématiquement, quand les pieds de A touchent Catherine, la force de frottement est multipliée par mille en un temps très bref. A va donc subir une importante décélération. De combien? Les calculs donnent un résultat de l'ordre de 10 G, soit le double de ce que l'on subit dans les attractions à sensations fortes des fêtes foraines.
De l'art de sauter droit
Comme A a eu la présence d'esprit de sauter à la verticale, la compression va se faire le long de l'axe des os des jambes et de la colonne vertébrale, c'est-à-dire le long de l'axe où le squelette humain est le plus résistant. Pour bien le comprendre, mettez un stylo debout sur une table et appuyez dessus de toutes vos forces: il sera quasiment impossible à casser. Ce qui explique que les plongeurs de l'extrême, qui sautent de plusieurs dizaines de mètres, arrivent tous à la verticale, pieds en bas. Une chance pour A qu'il les ait imités. Mais si jamais il a fait le mariole ou s'il s'est déséquilibré pendant son saut, le résultat risque d'être nettement plus douloureux et dangereux. En effet, si A tombe de travers, son corps, en entrant dans l'eau, va subir une importante contrainte de torsion. Reprenez votre stylo, cette fois par les deux bouts et tordez-le: il se casse. Heureusement pour lui, A n'est pas un stylo rigide: il devrait s'en sortir sans trop de dommages grâce à la relative souplesse de son squelette, qui va le faire se plier au lieu de se briser.
Une fois que A est dans Catherine, il ralentit très vite. Le problème crucial consiste maintenant à déterminer si la grande énergie cinétique qu'il a acquise pendant ses 15 mètres de chute va être dissipée dans l'eau avant qu'il ne touche le fond. Et là, tout dépend de la profondeur de Catherine. Si celle-ci dépasse les 2 mètres, ce qui est fréquent chez les piscines, A n'aura pas de problème, comme c'est d'ailleurs le cas de la plupart des balconnards. En revanche, si Catherine possède une pente menant de la zone où pataugent les enfants à celle où personne n'a pied, A aura intérêt à choisir le bon côté et à viser juste s'il ne veut pas se fracasser contre le fond.
Viser juste, c'est en réalité le principal problème des balconnards. Les accidents graves ont lieu lorsqu'ils ratent leur cible: soit une partie de leur corps touche le bord de la piscine et se brise, soit la totalité de leur corps s'écrase au sol... et se brise aussi. Car autant A, en tombant dans l'eau, arrive dans un milieu fluide qui freine sa chute en quelques dixièmes de seconde à la manière du gros matelas mou qui réceptionne le perchiste en athlétisme, autant le même A, en tombant de plusieurs étages sur le sol compact et rigide, sera stoppé net en environ un centième de seconde. Ce laps de temps pendant lequel l'énergie se dissipe fait toute la différence, ce qu'ont compris les constructeurs automobiles. Comme on peut le voir dans ce crash test, que j'ai choisi parce que la voiture va exactement à la même vitesse que notre balconnard, l'avant de la carrosserie est conçu non pas pour résister mais pour se plier et dissiper l'énergie du choc, allongeant du même coup le temps pendant lequel la vitesse est réduite à zéro.
Malheureusement pour lui, A n'est pas une voiture et il n'est pas étudié pour se prendre un mur à plus de 60 km/h.
Pierre Barthélémy
Tous mes remerciements vont à Roland Lehoucq, astrophysicien au CEA et auteur de nombreux livres de vulgarisation (dont SF, la science mène l'enquête, chez Le Pommier, et D'où viennent les pouvoirs de Superman, chez EDP Sciences), qui m'a fait revoir mes cours de physique de lycée et a effectué la plupart des calculs nécessaires à cet article.
Pierre Desproges, où qu'il soit, me pardonnera de m'être inspiré du sketch sur la science qu'il avait écrit en 1982 pour le Tribunal des flagrants délires, le jour où celui-ci jugeait François de Closets.