En 2013, des trains à grande vitesse allemands rouleront jusqu'à Londres. C'est ce qu'a affirmé, le 1er septembre, Rüdiger Grube, le patron de la Deutsche Bahn (DB). Des tests devraient avoir lieu dès octobre 2010 pour ouvrir une voie susceptible d'intéresser 1,1 million de voyageurs chaque année. Un train à grande vitesse ICE de Deutsche Bahn effectuera un trajet pour Londres par le tunnel, réservé jusqu'à présent à la société Eurostar du fait des conditions très restrictives imposées par la France et le Royaume-Uni à son exploitant Eurotunnel. Eurostar dont la SNCF est actionnaires aux côtés du belge SNCB et du britannique London and Continental Railways réclame pourtant depuis un certain temps déjà un assouplissement de ces dispositions, pour pouvoir accueillir d'autres opérateurs, et Deutsche Bahn n'a jamais caché son intérêt, évoquant une potentielle liaison Londres-Francfort. En théorie, les voies ferrées qui relient les pays européens entre eux sont ouvertes à la concurrence depuis décembre 2009.
Rüdiger Grube affiche les ambitions allemandes mais éprouve en fait les plus grandes difficultés à sortir la Deutsche Bahn, du marasme. Il avait pourtant été prévenu de la difficulté de la tâche. Gerhard Schröder avait coutume de dire que le patron de la Deutsche Bahn avait «le deuxième job le plus fou d'Allemagne… après celui de chancelier». Au bout de quinze mois de mandat, Rüdiger Grube ne peut que confirmer cette analyse. «Je n’avais jamais pensé que ce boulot serait facile, avouait-il récemment à l’hebdomadaire Spiegel. Mais je n’aurais pas pensé que ma première année serait si difficile.» Cet ingénieur en aéronautique de l’Université de Hambourg a passé les derniers mois à éteindre des incendies. Scandales d’espionnage, corruption, retards à répétition, matériels défectueux, conditions climatiques extrêmes, crise mondiale, bras de fer avec les syndicats… Le président du directoire des chemins de fer allemands n’a pas vraiment eu le temps de chômer. Et comme ses soucis dans son propre pays ne semblaient pas lui suffire, il s’est lancé dans une véritable croisade pour encourager la libéralisation du transport ferroviaire en Europe. Sa cible principale dans ce combat est vite trouvée: la SNCF.
L’ancien membre du directoire de Daimler doit avoir peur de décrocher son téléphone certains jours. Les appels lui annonçant des mauvaises nouvelles se succèdent en effet à une vitesse inquiétante. M. Grube doit tout d’abord s’occuper des «cadavres» que son prédécesseur, Hartmut Mehdorn, avait cachés dans les placards durant son «règne» à la tête de DB. Les cheminots ont toujours une dent contre leurs dirigeants qui les ont espionnés pendant des années pour traquer d’éventuels actes de corruption. Le groupe est également empêtré dans un scandale de corruption où plusieurs cadres sont soupçonnés d'avoir versé 5 millions d'euros de pots-de-vin en 2005 pour décrocher des contrats en Grèce, au Rwanda et en Algérie. Enfin, les syndicats du rail, Transnet et GDBA, sont eux bien décidés à obtenir une convention collective sectorielle qui uniformiserait les salaires et les conditions d'emploi pour tous les opérateurs ferroviaires. Un tel texte existe déjà chez Deutsche Bahn, mais il ne s’applique pas à dix-sept de ses filiales qui emploient plusieurs milliers de personnes. Ces problèmes ne sont pourtant pas ceux qui empêchent M. Grube de dormir. Sa principale préoccupation: son groupe est sans cesse montré du doigt pour la piètre qualité de ses trains.
Le jour même de son arrivée aux commandes de la Deutsche Bahn, le 1er mai 2009, un RER berlinois a déraillé. Des vérifications techniques ont vite révélé que le réseau de S-Bahn de la capitale était totalement vétuste. «Cette histoire va nous coûté 300 millions d’euros d’ici à la fin de l’année», explique le patron de DB. Le «fleuron» des chemins de fer allemands, l’ICE, a également connu de nombreux ratés. Cet été, des pannes de climatisation ont envoyé plusieurs passagers déshydratés à l'hôpital. Les Allemands ont ainsi découvert -un peu tard- que les appareils d’air conditionné des trains rapides ICE2, conçus il y a vingt ans, n'étaient pas prévus pour des températures extérieures dépassant 32 degrés…
Cette panne ultramédiatisée intervient après une longue série de défaillances. Plusieurs moteurs d’ICE ont ainsi rendu l'âme au cours de l'hiver dernier en raison de courts-circuits provoqués par une neige inhabituellement fine. Une porte s'est également détachée en plein trajet pour aller cogner contre un autre train. Et en 2008, une rame avait subi un bris d’essieu en gare de Cologne en raison d'un alliage défaillant. La Deutsche Bahn est aujourd’hui accusée d’avoir sacrifié la sécurité de ses passagers afin de réaliser des économies dans le cadre du projet -avorté- de son entrée en Bourse en 2008. «Vous pouvez oublier cela, se défend M. Grube. Chaque ICE va à l’atelier de maintenance 100 fois par an. Les coûts annuels en pièces détachées associés aux inspections de notre flotte sont passés de 298 à 405 millions de 2004 à 2009.» De tels chiffres ne devraient pas calmer la colère des passagers mécontents.
Le patron des cheminots sait toutefois que son salut ne passe pas seulement par le redressement de ses activités en Allemagne mais aussi par son développement à l’international. Comme il le résume lui-même, «la concurrence en Europe va s'accroître, et que cela nous convienne ou non, nous devons y faire face». Suivant cette logique, la DB a mis au mois d’avril près de 3 milliards d'euros sur la table pour s’offrir l'opérateur britannique de transports en commun Arriva. Le groupe a ainsi damé le pion à la SNCF qui avait tenté l’hiver dernier d’unir sa filiale Keolis avec la société anglaise. Ce rachat représente une nouvelle étape dans l'affrontement que se livrent les deux géants européens du rail.
Tout avait pourtant si bien commencé… Pendant de nombreuses années, les deux compagnies refusaient de parler de concurrence et annonçaient de grands projets de coopération de part et d'autre du Rhin. Cette entente cordiale s'est matérialisée en 2007 par l'inauguration du TGV Est et l'exploitation commune de la ligne par les deux groupes. Des TGV français roulent ainsi jusqu'à Stuttgart tandis que des ICE allemands relient Francfort et Paris. Mais à l’approche de l'ouverture à la concurrence du trafic international de passagers, le ton a changé entre les deux sociétés. En apprenant que la Deutsche Bahn souhaitait racheter la part des chemins de fer britanniques dans Eurostar, Guillaume Pepy, le président de la SNCF, est sorti de ses gonds en jugeant ce projet «prématuré et ambitieux». Quelques jours plus tard, le géant allemand réussissait à retirer à la SNCF sa victoire dans les transports de Bordeaux. Le contrat d'exploitation des transports en commun de 750 millions d'euros sur cinq ans avait été accordé à Keolis. Mais la DB s'est plaint de n'avoir pu prendre connaissance de l'appel d'offres en raison de la trop faible publicité qui lui a été donnée et les juges lui ont donné raison. Le patron de la SNCF, furieux, a alors accusé son rival de pratiques concurrentielles douteuses. La filiale française de fret de la DB, Euro Cargo Rail, aurait piraté le site intranet de la SNCF afin de débaucher ses cheminots. La pratique, illégale, a été constatée par huissier. «C'est bien joué, reconnaît M. Pepy. Plutôt que de se payer un cabinet de chasseurs de têtes, la DB se rend sur notre intranet où les cheminots discutent entre eux. C'est moins cher.» Ambiance…
Rüdiger Grube s’est toujours fait discret sur ce dossier, mais il continue d’accuser la compagnie française de position dominante. «Le monopole légal de la SNCF est incompatible avec la réglementation européenne» en vigueur depuis 2009 et l'ouverture à la concurrence, affirme le récent Rapport annuel sur la concurrence de la Deutsche Bahn. Le patron du groupe joue sur du velours en rappelant que le transport ferroviaire en Allemagne s'est ouvert à la concurrence dès 1994. L’an dernier, les opérateurs privés contrôlaient outre-Rhin 24,5% du marché du fret (+3,8% en un an) et 20,3% (+1,9%) du transport de passagers. «Le tableau européen est complètement différent, s’emporte M. Grube. Certains pays européens ont décidé de ne pas ouvrir du tout leur marché ferroviaire et dans certains cas, la libéralisation ne peut pas être imposée.»
Paris est tout particulièrement montré du doigt. «Que les Français ouvrent leur marché!», a lancé en juin le patron de la DB dans le magazine Ville, rail et transport. L’ancien président du conseil d'administration du groupe aéronautique EADS - c’est dire s’il connaît les bras de fer franco-allemands ...- n’est pas avare de détails pour accuser les Français de tous les maux. «Les conditions d’entrée dans le tunnel sous la Manche sont si absurdes que seuls les trains français peuvent les remplir, s’emporte M. Grube. Les rames doivent par exemple faire 400 mètres de longueur.» Dans ce cas, pourquoi ne pas attacher deux ICE l’un à l’autre? «Mais une autre règle précise que les passagers doivent pouvoir circuler sur toute la longueur du train, affirme M. Grube. C’est absurde. La France n’a même pas d’autorité de contrôle de la concurrence où nous pourrions envoyer nos plaintes. C’est de la discrimination pure et simple.»
Le divorce est consommé entre les anciens «amis de trente ans». En juin, les deux groupes ont débouclé leurs participations croisées dans des filiales communes de fret ferroviaire. La filiale de logistique de l'opérateur allemand, Schenker, a repris à la SNCF 20 % du transporteur espagnol Transfesa, dont elle détenait déjà 55%. En échange, la SNCF a récupéré la participation de la Deutsche Bahn dans la société française STVA, dont elle est déjà l'actionnaire majoritaire. Séparés «pour le meilleur et pour le pire», les deux groupes peuvent maintenant s’affronter et c'est à balles réelles.
Frédéric Therin à Munich
Photo: Un ICE en gare de Munich Michaela Rehle / Reuters