Pas de doute: «La Journée de la jupe» est un succès. Triomphe critique - on salue partout le grand retour de l'éternelle absente du cinéma français, Isabelle Adjani; record d'audience historique lors de sa diffusion sur Arte avec 2.245.000 spectateurs; sortie en salles prometteuse. Or le film de Jean-Paul Lilienfeld m'a mis très en colère. Passons sur sa médiocrité en tant qu'objet artistique: jeu approximatif des comédiens; pathos d'une insupportable démagogie; situations terriblement artificielles, d'Adjani qui fait répéter le vrai nom de Molière à ses élèves en leur braquant un pistolet sur la tempe à Denis Podalydès, improbable policier du RAID qui tente de rattraper sa femme au téléphone tout en gérant une prise d'otages... Le vrai problème est ailleurs, dans le regard que le réalisateur pose sur la banlieue, dans la direction qu'il indique pour trouver des solutions au problème réel et douloureux de l'école dans les quartiers difficiles.
La situation de départ est éloquente: Sonia Bergerac - Adjani, donc, qui ne quitte pas le registre de l'hystérie — est une prof de français dépassée par ses élèves. On la découvre bousculée, insultée, malmenée à l'entrée de la salle où elle compte leur faire répéter «Le Bourgeois gentilhomme». Ses cris pour ramener l'ordre ne servent à rien. Le Lexomil qu'elle avale avant d'entrer en classe non plus. Les élèves, noirs et arabes pour l'essentiel mis à part un petit rouquin arrogant, la méprisent ouvertement, et se comportent - le mot est employé à plusieurs reprises - comme «des sauvages».
Et puis, le scénario en a décidé ainsi, elle trouve un revolver dans le sac de Mouss N'Diop (Yann Ebonge), s'en saisit, le pointe sur sa classe et entreprend de faire cours. Ah, le symbole est fort: c'est qu'avec un peu de discipline, il y aurait moyen de faire cours aux élèves les plus difficiles! Sous la menace d'une vraie sanction (la mort, rien de moins), ils écoutent, les bougres, ils font moins les fiers! Drôle de vision de l'éducation : quel savoir peut-on bien transmettre sous la contrainte, dans la terreur? Evidemment, devant le pistolet, chacun répète sagement le nom de «Jean-Baptiste Poquelin»... Félicitations, Madame Bergerac!
Syndrome de Stockholm
Son revolver à la main, ravie d'avoir enfin le silence, la prof ne s'arrête plus de parler: elle lit la vie de Molière dans son exemplaire du «Bourgeois gentilhomme», témoignant au passage d'un sens approximatif de la pédagogie. Le regard qu'elle porte sur ses élèves est d'une incroyable agressivité. Elle moque leur prétention sexuelle: «ça parle que de sauter les filles et ça a pas un préservatif en poche!». Elle ricane: «le fric, les journaux people, la Star Ac, y a que ça qui vous intéresse!». Enfin, dans une scène hallucinante, elle leur explique qu'ils ne doivent surtout pas se voir comme des victimes, car leurs difficultés sociales ne sont pas une excuse... «Ne faites pas ça! Ne vous prenez pas pour des victimes!», répète-t-elle les larmes aux yeux, alors qu'elle les retient tous prisonniers grâce à une arme à feu!
En otages prévisibles, les élèves en viennent vite à prendre son parti (à part le méchant Mouss, bien sûr, et son acolyte blanc, Sébastien). Le bon vieux syndrome de Stockholm s'empare d'ailleurs du film tout entier. Quiconque s'oppose à Sonia et à sa prise d'otages est représenté comme un imbécile (le principal, alias Jackie Berroyer), un lâche de gauche (le prof qui se laisse tabasser par les jeunes sous prétexte qu'il comprend leur malaise) ou un psychopathe dangereux (Bechet, le policier du Raid joué par Yann Collette). Les personnages sympathiques en revanche expriment leur solidarité: une collègue qui parle sans langue de bois de ses difficultés; Labouret (Podalydès), qui comprend très bien qu'on puisse «péter un boulon, ça arrive à tout le monde»; les parents et le mari de Sonia qui l'avait quitté mais revient dare-dare en entendant parler de l'incident; et enfin ses élèves, notamment Nawel (Sonia Amori) qui partage les revendications de la prof - le droit au respect pour les femmes - et la remplace même à un moment dans le rôle de la preneuse d'otages.
Racisme impardonnable
Une ligne de partage est également tracée entre bons et méchants à l'intérieur même de la classe. Les bons, ce sont ceux qui, après avoir vu le pistolet, acceptent d'écouter Madame Bergerac. Le méchant, c'est Mouss qui, malgré la menace, ne change pas d'attitude. Quel culot! Les autres peuvent être dressés, mais pas Mouss. Il cumule toutes les tares : violent, gangster, macho, antisémite, complice d'un viol, et enfin balance... On nous demande clairement à nous, spectateurs, de comprendre la prof qui braque ses élèves, mais surtout pas cet ado dangereux, cause profonde de tous les problèmes de la classe. C'est la bonne vieille technique du bouc émissaire. Il existe certainement quelque part en France un ado comme Mouss, macho, antisémite et criminel. Là n'est pas la question. Mais si c'était ce cas extrême, ce personnage singulier, qui intéressait Jean-Paul Lilienfeld, il aurait dû nous raconter le face-à-face de deux individus spécifiques - Sonia et Mouss -, pas les transformer en symbole, en faire l'affrontement de l'école laïque et du sauvageon de banlieue. En chargeant le personnage de grand Black fou furieux de représenter le danger de la cité, le film tombe dans un racisme impardonnable.
Raciste, «La Journé de la jupe»? Pourtant, dans une péripétie bien calculée, on découvre que Sonia Bergerac est arabe et que ses parents sont des immigrés du bled, exactement comme ceux de ces élèves. Les parents en question sont dignes et silencieux - tout comme la mère de Mouss d'ailleurs et le père de Mehmet (Khalid Berkouz)... Une façon pour le film de distinguer la génération des parents (qui se sont sacrifiés, souligne la prof, pour faire le bonheur de leurs enfants et qui se montrent remarquablement calmes et soumis à l'autorité, coopérant avec la police) et d'accentuer le contraste avec les jeunes tapageurs, agités, dangereux. Entendant la prof parler arabe, une élève lui demande: «Madame, pourquoi vous nous l'avez pas dit?». Et Madame Bergerac de répondre : «Parce que je suis prof de français!»
Que signifie cette scène au juste, cette sympathie soudaine de l'élève, sa question qui laisse supposer qu'une telle révélation aurait tout changé? Ainsi, si la prof leur avait révélé qu'elle était arabe, les élèves l'auraient écoutée? Ils auraient bien travaillé à l'école, appris le vrai nom de Molière sans pistolet sur la tempe? On comprend à ce moment précis ce que le film — peut-être à son corps défendant — finit par dire. Que ce qui se joue dans nos écoles de ZEP, c'est le clash des civilisations. Le personnage le plus tourné en ridicule du film n'est-il pas le prof qui amène le Coran en cours? Comme si le vrai affrontement n'est pas entre profs et élèves mais entre laïques et musulmans. Il y a là une vision grossière et fausse d'une réalité sociale complexe, un regard qui exclut et qui divise, caché sous les oripeaux flatteurs du film citoyen.
Jonathan Schel
Image de une: REZO FILMS