Comme chaque année, la classe politique affluera samedi à Colombey-les-Deux-Églises, où le fondateur de la Ve République s'est éteint le 9 novembre 1970. Il s’agit de se revendiquer du «Grand Homme», de capter une part de son héritage. L’ancien chef controversé est aujourd’hui célébré par des partis politiques de tous bords, des conservateurs les plus endurcis aux socialistes et à l'extrême droite. Ce samedi, François Fillon, Marie Alliot-Marie (UMP), mais aussi Anne Hidalgo (PS), Nicolas Dupont-Aignan (DLR), Florian Philippot (FN) viendront se montrer en Haute-Marne.
A cette occasion, nous republions un article de 2010, qui n’a pas pris une ride, sur la popularité de Charles de Gaulle, devenu icône mondiale.
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«La France est veuve », avait lancé Georges Pompidou au lendemain de la mort du général de Gaulle, le soir du 9 novembre 1970. Il y a quarante ans. Depuis l'ombre du «Grand Charles» a toujours plané au-dessus de la vie politique française et dans l'imaginaire collectif français et même planétaire. De Gaulle est, 40 ans après sa disparition, et plus que jamais une icône mondiale.
Il est de plus en plus manifeste que Charles De Gaulle ne se trompait pas lorsqu’il prophétisait fièrement en 1952 que «tout le monde a été, est ou sera gaulliste.» La France voit en ce moment renaître l’intérêt pour son ancien président: le pays a célébré avec faste le 70e anniversaire de l’appel du 18 juin 1940 sur les ondes de la BBC et le grand public est bombardé de conférences, d’expositions, de programmes télévisés et radiophoniques et de publications de tous genres, du travail hagiographique au roman (comme Le retour du général de Benoît Duteurtre, dans lequel de Gaulle revient d’entre les morts et sauve à nouveau la France) des bandes dessinées (De Gaulle à la plage de Jean-Yves Ferri). Le troisième volume des Mémoires de Guerre du général de Gaulle a même fait son apparition au programme de français des lycées.
Mais la France n’est pas la seule à cultiver cette admiration pour son ancien Président: des chefs politiques des quatre coins du globe se sont longtemps inspirés de sa méthode de gouvernance volontaire, et ces dernières années ont vu renaître leur intérêt pour la figure du vieux général. Ses mémoires ont été traduits dans 25 langues et des statues ont été érigées en son honneur à Brazzaville, Bucarest, Londres, Moscou, Québec et Varsovie.
Avec le Mahatma Ghandi et Che Guevara, de Gaulle fait partie des rares figures historiques mondiales de l’après-deuxième guerre mondiale; on compte, parmi ses fervents admirateurs, des monarchistes et conservateurs en Europe, des nationalistes de diverses obédiences dans le monde arabe (le colonel Mouammar Kadhafi a décore de Gaulle de la plus haute distinction de l’Etat libyen à titre posthume) et des révolutionnaires marxistes (Fidel Castro ne tarit pas d’éloges sur lui dans sa récente autobiographie). La dernière recrue de cette cohorte éclectique d’admirateurs est – à en croire les mémoires de son ancien garde du corps — Oussama ben Laden, qui cite apparemment les Mémoires de Guerre dans ses conversations.
Si le monde anglo-saxon connaît moins bien De Gaulle et son œuvre d’homme d’Etat, cela n’est guère étonnant: il a passé le plus clair de son temps à combattre ce qu’il considérait comme «la domination anglo-saxonne» et a entretenu des relations ouvertement orageuses avec le président américain Franklin D. Roosevelt, qui le prenait pour un illuminé souffrant du complexe de Jeanne d’Arc. Si De Gaulle a eu de fervents admirateurs aux Etats-Unis, dont le président Richard Nixon, les efforts orgueilleux du général pour tirer le meilleur parti de la position périphérique de la France sur l’échiquier international n’a jamais été appréciée dans les couloirs de la maison Blanche.
Mais l’étendue même des réalisations du général de Gaulle, de 1940 lorsqu’il prit la tête de la Résistance à l’occupation allemande, à 1969 lorsqu’il démissionna de ses fonctions de président de la République, devraient lui valoir le plus grand respect: il a dirigé la lutte de la France contre l’occupation allemande, sauvé son pays de la guerre civile à au moins deux reprises et fondé le nouveau (et actuel) régime politique de la Ve République. Il a mis un terme à des divisions anciennes (notamment religieuses) et liquidé l’héritage colonial de la France en Algérie. Lorsqu’il est mort, en novembre 1970, le caricaturiste du Figaro se contenta de représenter un énorme chêne déraciné et couché sur le sol.
Au cours de sa carrière, il a transformé de manière fondamentale la mission de la France dans les affaires internationales: l’honneur de la nation ne devait plus se trouver otage du statu quo entre les grandes puissances, mais résidait dans sa capacité à se tailler un statut autonome, alternatif aux deux camps de la Guerre froide. De Gaulle se montra particulièrement prompt à contester l’hégémonie des Anglo-Saxons à travers le globe. Il soutint le tiers-monde dans ses aspirations à plus de pouvoir et à l’autodétermination, car il souhaitait faire de la France l’intermédiaire principal entre le monde développé et les pays en développement.
Le pari n’a pas complètement fonctionné – il avait par ailleurs de nombreux défauts dont une vision partiale (la politique du général à l’égard des anciennes colonies françaises étaient extrêmement paternaliste)– mais demeure un idéal qui inspire encore aujourd’hui les élites politiques françaises. Dans une de ses dernières conversations avec l’un de ses plus fidèles compagnons, André Malraux, de Gaulle parla ainsi de la France: «Nous sommes les petits qui ne se laissent pas avoir par les grands».
Si l’on met de côté ses réussites politiques, le grand talent de De Gaulle fut de développer et de propager des mythes qui soudèrent la nation. En refusant d’accepter la défaite malgré l’abîme de 1940 et en incarnant la volonté de se battre jusqu’à la mort pour la défense de la patrie, il a restauré la fierté et la grandeur de la France après la honte de l’occupation. (Il oubliait à dessein que la France avait été libérée, pour l’essentiel, grâce à la participation des troupes américaines et britanniques; de Gaulle préférait toujours les mensonges qui élèvent les esprits aux vérités qui les abaissent). Dans une certaine mesure, il était le Washington, le Jefferson et le Lincoln de la France, réunis en un seul personnage –le seul fait que l’on pourrait opposer à la comparaison avec Lincoln est qu’il survécut à de très nombreuses tentatives d’assassinat, ce qui renforça encore son aura d’invincibilité.
Mais ce dernier regain d’intérêt pour la personne de De Gaulle en France est moins motivée par sa rhétorique hautaine durant la guerre que par les valeurs morales qu’il est censé incarner: un sens de l’honneur et de la droiture, un refus viscéral de l’injustice, un engagement désintéressé en faveur du bien public, un mépris souverain pour le matérialisme et l’argent et un sens des responsabilités civiques (de Gaulle insista pour régler de sa poche les factures d’électricité de l’Elysée du temps de sa présidence).
Sa droiture contraste fortement avec la présidence de Nicolas Sarkozy: sa vulgarité, son exploitation des peurs à des fins politiques et ses connexions suspectes avec le monde des affaires. Sous le règne du président «Bling-Bling», l’absence du général De Gaulle se fait cruellement sentir. Comme un éditorial du Monde l’écrivait au mois de juin, comparés au général de Gaulle, les politiciens actuels sont des pygmées.
En France, la figure du général De Gaulle est incontournable, tant comme mythe que comme homme. L’ancien chef controversé est aujourd’hui célébré par des partis politiques de tous bords, des conservateurs les plus endurcis aux socialistes et aux communistes. Son nom est le plus représenté sur les plaques des rues et des places des villes de France et plusieurs musées français honorent sa mémoire –dont un grandiose musée high-tech situé aux Invalides, non loin du tombeau de Napoléon. Cette proximité n’est pas une coïncidence: le général a remplacé l’empereur comme icône nationale.
Hors de France, dans les parties du monde qui contestent l’hégémonie de Washington, De Gaulle est perçu comme un emblème fort de l’anti-américanisme. En Amérique latine, à titre d’exemple, l’image de De Gaulle est reliée à une puissante tradition locale d’anti-impérialisme, de nationalisme économique et de résistance culturelle à l’hégémonie des gringos. Cette tradition populiste et parfois autoritaire est incarnée avec panache par le président vénézuelien Hugo Chavez et il n’est pas étonnant que De Gaulle figure parmi les références intellectuelles d’El Jefe.
En Afrique, De Gaulle est perçu comme le prédécesseur politique de chefs comme Nelson Mandela: un chef déterminé qui travaille pour l’intérêt général au détriment de son éventuel enrichissement personnel et qui parvient à mettre en place des institutions démocratiques durables pouvant continuer de fonctionner en l’absence d’un chef politique charismatique.
C’est au Proche-Orient que l’héritage gaullien est le plus souvent évoqué et réapproprié. Les dernières actions de la Turquie afin d’obtenir le statut de puissance régionale indépendante de l’Europe, des Etats-Unis et d’Israël peuvent être considérées de la sorte. Comme Omer Taspinar l’évoque dans Today’s Zaman : « si cette tendance se confirme, nous ne verrons pas émerger en Turquie une politique étrangère islamique, mais plutôt une stratégie nationaliste, rebelle, indépendante, orgueilleuse et autocentrée – en un mot, une version turque du gaullisme.
L’ombre de De Gaulle a plané également sur le conflit israélo-palestinien. Il critiqua l’annexion des territoires arabes par Israël en 1967, attirant l’attention des Israéliens sur le fait que le maintien, sur le long terme, de leur occupation ne pourrait qu’entraîner «de l’oppression, de la répression et de la résistance». Ceux qui se désespèrent de la tactique d’obstruction systématique des gouvernements successifs d’Israël, l’abandon complet de l’Algérie par la France au début des années 1960 (qui nécessita le rapatriement d’un million de Français) espèrent qu’un De Gaulle israélien pourrait un jour échanger des terres contre la paix. Malheureusement, aucun Premier ministre israélien n’a véritablement pris le taureau par les cornes et, comme Stephen Walt l’a récemment noté sur ForeignPolicy.com, le Premier ministre israélien actuel, Benjamin Netannyahou n’est certainement pas le De Gaulle Israélien
Les Palestiniens eux aussi s’inspirent de De Gaulle, à travers son incarnation première de libérateur national, qui malgré le manque de ressources et l’étiquette de terroriste qui lui fut collée par ses adversaires parvint, contre vents et marées, à mettre en place un puissant mouvement de résistance et à incarner les aspirations de son peuple à l’autodétermination et à la souveraineté. Comme l’a fort justement fait remarquer Karma Naboulsi, professeur à l’Université d’Oxford et ancien représentant de l’OLP, Yasser Arafat pouvait être comparé à De Gaulle pour sa capacité à articuler la volonté générale de son peuple à une époque où il ne disposait pas même d’institutions représentatives. Dans les dernières années de sa vie, Arafat portait d’ailleurs une croix de Lorraine, symbole du gaullisme, accrochée à un pendentif.
Comme tous les grands chefs, De Gaulle est une figure complexe: il ne faisait pas mystère de son mépris pour les hommes politiques et se montrait volontiers autoritaire et égotiste. À l’instar d’un monarque de l’Ancien régime, il semblait parfois persuadé d’être la France. Mais il fut également capable de pousser le peuple français à accomplir de grandes choses et c’est la raison pour laquelle il demeure une icône internationale, qui attire de nombreux chefs politiques à travers le globe. Le général symbolise une conception de la politique rejetant toute forme de fatalisme –particulièrement quand il est utilisé pour justifier l’iniquité. Il attire également les nostalgiques d’une époque où les chefs politiques avaient des principes et ne variaient pas au gré des avis de leurs conseillers en communication.
Lorsque l’entourage de De Gaulle tenta de lui adjoindre un conseiller pour les élections de 1965, il lui montra immédiatement la porte. Les choses étaient alors plus simples, assurément. Surtout, De Gaulle incarne un idéal quelque peu malmené par cette période de globalisation et d’hégémonie, mais qui demeure au cœur de l’échiquier politique international au XXIe siècle : le désir des peuples de décider de leur propre sort en écartant toute influence de l’étranger – qu’elle soit économique, politique ou militaire.
Sudhir Hazareesingh
Traduit de l’anglais par Antoine Bourguilleau
Photo: CC Flickr by gildas_f