Au moment où, le 7 septembre, les députés vont s’emparer du projet de loi sur la réforme des retraites, les irréductibles de la retraite à 60 ans manifesteront dans toute la France. Eric Woerth, le ministre du Travail en charge du dossier, ne nourrit aucune illusion:
«Il y aura du monde dans la rue le 7 septembre. Sinon, la France ne serait pas la France».
Désabusé? Pas vraiment. Pas de résignation dans le propos, mais une détermination introvertie comme à son habitude. Lorsqu’il ne parle pas des scandales ou conflits d’intérêts qui le placent en première ligne dans l’affaire Bettencourt, Eric Woerth conserve encore la sérénité grâce à laquelle il s’est forgé une image de ministre lisse et studieux. Y compris pour évoquer le 7 septembre: «Même si nous considérons cette manifestation de façon extrêmement sérieuse, elle ne remettra pas en cause la réforme». Une façon polie de signifier aux grévistes que le gouvernement ne tiendra pas compte de la pression de la rue.
Sous le signe de la pénibilité
C’est une posture. En fait, le gouvernement a anticipé la pression de la rue pour lâcher du lest sur des revendications des syndicats. Dans le courant de l’été, la position d’Eric Woerth a beaucoup évolué. Des assouplissements ont été introduits dans le projet de réforme avant les manifestations pour tenter d’éviter toute surenchère syndicale. Les concessions semblent faire partie d’une tactique de négociation établie dès le printemps afin de désamorcer l’opposition. Ainsi, alors que la prise en compte la pénibilité au travail était floue en juillet, l’horizon s’est considérablement éclairci à la fin août sur ce point capital pour les syndicats.
La pénibilité faisait déjà partie de la réforme Fillon de 2003. Mais à cause de l’intransigeance du Medef, les négociations avaient été interrompues en 2006 avant de reprendre un an plus tard… pour capoter à nouveau en 2008. Même chose cette année, lorsque la réforme fut présentée: les positions étaient toujours éloignées entre gouvernement et syndicat, le premier campant sur une approche individuelle de la pénibilité et le constat d’une incapacité de travail au cas par cas, les syndicats réclamant une reconnaissance de la pénibilité par métier. Il aura suffi d’un été, certes politiquement chaud, pour faire sauter les verrous. «Ce volet n’était pas prévu dans la réforme, explique Eric Woerth pour souligner le chemin parcouru. Nous sommes le seul pays à l’introduire dans la législation».
Une concession pour une réforme
Eric Woerth a notamment introduit le concept de «pénibilité différée» pour des salariés ayant eu une vie professionnelle physiquement difficile sans que les effets soient médicalement visibles. Tout en réaffirmant le principe de l’évaluation individuelle, le ministre se rapproche ainsi de la position défendue notamment par la CFDT (intransigeante sur la question). Pour toutes les personnes ayant un taux d’incapacité de 20%, l’âge de départ en retraite serait maintenu à 60 ans, à taux plein quel que soit le nombre de trimestres travaillés. On ignore encore comment un médecin pourra constater un taux d’incapacité dans le cas d’une pénibilité différée, mais il appartiendra au débat parlementaire de poser ces questions et d’apporter des réponses.
Déjà, Eric Woerth estime que la prise en compte de la pénibilité et des carrières longues (pour les personnes ayant commencé à travailler avant 18 ans) permettra chaque année à 100.000 personnes de partir en retraite à 60 ans, sur un total de 700.000 personnes quittant le monde du travail. Une lourde clause d’exception à la retraite à 62 ans!
Diversion et communication
On peut voir dans cette concession la patte de Raymond Soubie, l’influent conseiller social de l’Elysée, pour qui tous les acteurs d’un conflit doivent pouvoir arguer d’un succès afin que le conflit s’arrête. Tous les membres du gouvernement et proches de Nicolas Sarkozy en soulignent maintenant la portée, jusqu’à Claude Guéant, secrétaire général de l’Elysée, qui ne craint plus de s’étendre sur le sujet. Le message est lourd de sens pour ce dépositaire de la parole officielle qui souhaite ainsi offrir du grain à moudre aux partenaires sociaux.
Dans le même esprit, Eric Woerth qui ne tarit pas d’éloge sur la qualité du travail des syndicats, n’en finit pas de commenter cette concession.
Une parole discréditée
Stratégie de communication: tous espèrent ainsi que les projecteurs se concentreront sur cette mesure et que les manifestants se détourneront du fond de la réforme… comme si la retraite à 62 ans se trouvait, elle, déjà définitivement entérinée. Mais la partie est loin d’être gagnée.
FO et SUD campent sur des lignes radicales, et la CFDT comme la CGT pourraient bien être obligées de suivre le mouvement de la rue pour ne pas se trouver débordées. Déjà, les cheminots prennent les devants sous la pression des ultras: leur mouvement sera reconductible.
La stratégie gouvernementale est victime collatérale de la perte de crédibilité de l’ancien ministre du Budget avec l’affaire Bettencourt. Les suspicions de conflits d’intérêts et de trafic d’influence ont détruit l’image d’Eric Woerth. Sa parole est démonétisée. Il est devenu, à lui seul, un motif à manifester. Le ministre du Travail, censé porter la réforme des retraites, devient la faille dans le dispositif de Nicolas Sarkozy. Comment engager un débat dans sa situation?
Malgré tout, pour l’UMP, l’aménagement de la pénibilité reste une priorité pour faire passer la réforme. D’ores et déjà, les députés ont préparé des amendements. Pierre Méhaignerie, président de la commission des Affaires sociales, propose de revenir à des accords de branches pour prévoir des ajustements en faveur des métiers pénibles. Denis Jacquat, rapporteur UMP du texte, souhaiterait dans cet esprit mettre à contribution les entreprises pour créer un fonds afin de financer ces ajustements. Le Medef tord-il le nez? Tant pis. Des entreprises ont déjà annoncé des dispositions en ce sens. Si le syndicat patronal traîne des pieds, il sera contourné, promet-on.
D’autres amendements sont également sur la table, comme celui du député UMP Laurent Hénard, proche de Jean-Louis Borloo, pour introduire de la progressivité dans l’extinction de la possibilité donnée aux femmes fonctionnaires, mères de trois enfants, de prendre leur retraite après 15 ans d’activité. D’autres mesures périphériques pourraient être prises.
Mais il n’est pas certain que ces initiatives pour désamorcer la contestation suffisent à isoler les plus déterminés des opposants, aussi bien les irréductibles qui défendent les régimes spéciaux à la SNCF ou dans la fonction publique, que le Parti socialiste malgré son embarras à l’égard du dogme des 60 ans. Le 7 septembre, les opposants à la réforme se compteront dans la rue. Au Palais Bourbon, la majorité se prépare à une rude journée… et à un passage en force sur la loi.
Gilles Bridier