16 novembre 2004. Dans Vaccine A : The Covert Government Experiment That’s Killing Our Soldiers – and Why GI’s Are Only the First Victims, Gary Matsumoto bataille durant près de 300 pages pour justifier le sous-titre de son livre. La thèse de Matsumoto, comme il la rapportait en 1999 dans un article de Vanity Fair qui provoqua en son temps des auditions au Congrès, est que la vaccination des militaires américains contre l’anthrax a provoqué une quantité de maladies auto-immunes et de symptômes tels que le lupus, l’urticaire, les pertes de cheveux et des douleurs articulaires, toutes rangées sous la dénomination de Syndrome de la guerre du Golfe. Il y affirme que les forces armées ont secrètement inoculé la vaccine avec du squalène, une graisse naturellement produite par le corps qui, lorsqu’elle est injectée avec un vaccin, décuple la capacité du système immunitaire à produire des anticorps. Il accuse le Département de la défense d’avoir procédé à cette expérimentation sans même consulter la FDA (Administration chargée de la mise sur le marché des produits pharmaceutiques et nutritionnels, équivalent de notre Agence française de sécurité sanitaire) et d’avoir ainsi fait participer, à leur insu, des soldats à une expérience que Matsumoto compare à plusieurs reprises aux expériences des Nazis sur la syphilis. Ce vaccin aurait «possiblement rendu malades plusieurs dizaines de milliers de soldats» et des millions de doses seraient aujourd’hui prêtes à être mises sur le marché.
Il n’est pas contestable que la réputation du vaccin contre l’anthrax mis au point par l’armée a été entachée par une myriade de problèmes et Matsumoto les passe minutieusement en revue. (Pour en savoir plus sur le sujet, cliquez ici). Mais afin de nous exposer ce que la quatrième de couverture présente comme «le pire cas de tir fratricide de l’histoire», Matsumoto ne parvient jamais à répondre à la question centrale, ce qui rendrait ses assertions plausibles: quelles auraient été les motivations de l’armée américaine à introduire du squalène dans les vaccins contre l’anthrax?
Développé dans les années 1950 et autorisé par la FDA en 1970, le vaccin contre l’anthrax requiert l’inoculation de pas moins de six doses –pour la plupart des vaccins, trois doses ou moins suffisent– et contient ce que l’on appelle un «antigène protecteur», toxine produite par le bacille du charbon (le véritable nom de l’anthrax). En théorie, les injections de cet antigène permettent au système immunitaire de produire les anticorps qui permettront à l’organisme de se protéger contre l’anthrax. Pour encore augmenter la réponse immunitaire face à cet antigène, le vaccin de l’anthrax contient également un adjuvant, qui sert essentiellement comme un irritant du système immunitaire, attirant alors toute son attention. L’adjuvant utilisé dans le vaccin contre l’anthrax autorisé par la FDA est l’hydroxyde d’aluminium ou alum, qui a démontré sa fiabilité dans bien d’autres vaccins.
Les adjuvants sont le parent pauvre de la vaccination: leur mode de fonctionnement à quelque chose d’alchimique et l’on a rarement pris le temps de concevoir un adjuvant plus performant que l’alum. Mais depuis plus de 50 ans, un petit groupe de chercheurs travaille sur des adjuvent à base d’huile et le squalène fait partie des concoctions modernes. Bien qu’il n’ait pas été incorporé dans le moindre vaccin autorisé par la FDA et ait provoqué des réactions auto-immunes dans certaines expériences menées sur des animaux, il est, comme nous l’apprenons aux deux tiers du livre, présent dans un vaccin contre la grippe distribué en Europe et, selon Chiron Corporation, fabricant du vaccin, a été injecté à plus de dix millions de personnes.
À la fin des années 1980, des chercheurs de l’armée ont démontré qu’une seule dose de vaccin élaborée à partir d’antigènes protecteurs et de squalène avait empêché le développement d’une variante particulièrement toxique de l’anthrax sur des souris et des cobayes. À la veille de la Guerre du Golfe, en octobre 1990, le Département de la défense ne disposait pas d’assez de vaccins contre l’anthrax et l’urgence de la situation rendait impossible l’injection dans les délais prévus des six doses de vaccin, idéalement délivrées sur une période de 18 mois. Un groupe de travail, nom de code « Projet Badger » a été mis sur pied pour trouver des compagnies capables de produire rapidement de nouvelles doses et, selon Matsumoto, l’occasion était alors parfaite pour permettre au Département de la défense d’utiliser le squalène afin de mesurer les réactions du corps humain. «Une immunité renforcée, disponible rapidement et avec une seule injection –c’était tout ce dont l’armée avait besoin» écrit Matsumoto.
Selon lui, l’urgence de la situation explique l’utilisation du squalène par l’armée. Matsumoto tente d’accréditer sa théorie en insistant sur le fait que la plupart des troupes ayant participé à la guerre du Golfe ont reçu, au mieux, deux injections qui, sans le squalène, n’auraient pas été suffisantes. Le programme de vaccination contre l’anthrax avait également un caractère secret –la plupart des injections ne furent pas inscrites sur le carnet de vaccination des récipiendaires. Lorsqu’elles le furent, l’injection fut baptisée « Vaccin A » ou autre nom de code.
Mais à chaque interrogations de Matsumoto, il est possible de fournir à chaque fois une réponse simple –si l’on ne se satisfait pas du fait que la plupart des personnes disposant d’informations de première main sur le sujet ne font pas état de l’existence d’un tel vaccin– et, au final, le livre de Matsumoto finit par ressembler furieusement à un brûlot complotiste. Premièrement, l’armée ignorait totalement que la guerre se terminerait au bout de 42 jours. La prudence commandait naturellement que l’on débute un programme de vaccination, partant du principe qu’une protection insuffisante est toujours préférable à pas de protection du tout. Quant à l’obsession du secret sur les vaccinations, ne pas avertir votre adversaire que vos troupes sont vaccinées contre l’anthrax peut vous fournir un certain avantage tactique.
Alors, comment expliquer le lien souvent fait entre cette vaccination et le syndrome de la Guerre du Golfe? En 1994, Pam Asa, immunobiologiste de Memphis qui n’avait alors à son actif que deux publications dans des revues obscures, remarqua que plusieurs vétérans de la guerre du Golfe examinés par son mari médecin souffraient de lupus, une maladie auto-immune dont sont rarement atteints les individus de sexe mâle. Asa fit rapidement équipe avec le virologue Robert Garry de l’Université de Tulane; les deux chercheurs développèrent un test permettant de mesurer la quantité d’anticorps produits par le squalène, qu’ils affirmaient avoir trouvé dans le sang de patients souffrant du Syndrome de la Guerre du Golfe. Après plusieurs années passées à circuler dans les allées du Congrès et du Département de la défense, leur étude a été publiée en 2000; les scientifiques de l’armée ont taillé leurs conclusions en pièces, affirmant que leurs découvertes avaient été obtenues avec des méthodes discutables et une «logique d’auto-intoxication». Des scientifiques d’une compagnie privée recrutée par le Département de la défense pour effectuer des tests sur le vaccin n’y trouvèrent pas la moindre trace de squalène.
Mais une découverte étonnante a fait surface qui a soudain donné du poids à cette théorie: en réponse à l’article publié en 1999 dans Vanity Fair, les scientifiques de la FDA ont passé au crible des lots de la vaccine incriminée par Matsumoto et y ont en effet trouvé des traces de squalène.
Oui, mais: si la découverte semble en apparence confirmer les théories de Matsumoto, un examen plus minutieux de cette découverte rend plus circonspect. Les scientifiques ont en effet trouvé des traces de squalène dans les vaccins, de 10 à 83 parts par milliard. Le squalène se trouve à l’état naturel dans le sang, à hauteur de 250 parts par milliard; les traces pourraient donc provenir des empreintes d’un laborantin. Le vaccin contre la grippe autorisé en Europe utilise le squalène à hauteur de 20 millions de parts par milliard. Comme le Département de la défense le proclame sur un site Internet émanant de ses services et consacré au Programme de vaccination contre l’anthrax, la différence entre les traces de squalène trouvées dans les prélèvements et la concentration nécessaire au bon fonctionnement du squalène en tant qu’adjuvant «équivaut à la différence séparant une cuillère à café d’huile à deux tonnes de mayonnaise».
Matsumoto note également que la FDA déclare avoir trouvé des traces de squalène dans des vaccins contre le tétanos, conçus par Wyeth et contre la diphtérie, par Connaught. Pour la FDA, ces découvertes démontrent simplement qu’un petit volume de squalène peut contaminer un grand nombre de vaccins. Mais aux yeux de Matsumoto, l’affaire est explosive: Aucun de ces produits ne fait partie de la liste des vaccins autorisés par la FDA, ce qui suggère qu’il s’agit donc de vaccins non-homologués et expérimentaux dans lesquels du squalène a été intentionnellement ajouté. Comment se peut-il que les chercheurs de la FDA qui ont présenté ces découvertes «à un moment, ironie suprême, où ils témoignaient devant le Comité Intérieur aux réformes Gouvernementales, aient pu oublier de pareils détails?», écrit Matsumoto. Voici comment : Matsumoto a, à tort, écrit que la FDA a refusé la mise en vente du vaccin de Wyeth contre le tétanos et de celui de Connaught contre la diphtérie (Note : Matsumoto se trompe. C’est Connaught (aujourd’hui Aventis-Pasteur) qui produit le vaccin contre le tétanos et Wyeth celui contre la diphtérie), alors que Connaught a vu son vaccin homologué par la FDA. Ironie suprême, en effet.
Mais dans l’esprit de Matsutomo, la supercherie va bien plus loin: le Département de la défense, l’Institut National de la Santé (NIH) et la FDA ont tous comploté afin d’écarter les soupçons à l’encontre du squalène, car il était l’ingrédient magique nécessaire à l’élaboration de futurs vaccins –pas seulement contre les armes biologiques mais aussi contre le sida et le cancer. Il écrit qu’en questionnant l’innocuité du squalène, «Asa a mis en péril 80% des tests cliniques financés par la NIH afin de prévenir le sida.» C’est de la pure fiction. Voici une liste des vaccins en test en 2001. Seul un produit, pas encore testé sur les humains, utilise le squalène et une bonne partie n’utilise pas le moindre adjuvant. Chiron a utilisé le squalène lors de ses premiers tests sur des humains d’un vaccin contre le sida, mais ce projet a échoué lamentablement en raison des ingrédients VIH présents dans le vaccin et pas de son adjuvant.
L’échafaudage branlant de Vaccine A s’effondre totalement lorsque Asa et Garry –et, de l’autre côté, des spécialistes militaires– comparent les niveaux des anticorps générés par squalène chez ceux ayant été vaccinés contre l’anthrax avec ceux qui ne l’ont pas été. Logiquement, si le vaccin contenait des quantités significatives de squalène, les personnes vaccinées devraient disposer de davantage d’anticorps de ce type que les autres. Asa et Garry ont trouvé de tels anticorps chez huit personnes sur 25 (soit 32%) parmi les personnes vaccinées et chez trois personnes sur 19 pour ceux n’ayant pas été vaccinés (soit 15,8%). «Cette différence n’est pas significative sur le plan statistique au vu du faible échantillon» ont-ils déclaré dans un article publié en 2002. Une étude militaire a effectué des tests similaires sur un échantillon de 700 personnes, en trois groupes séparés, dont un contenait 34 personnes vaccinées contre l’anthrax. Les tests ont révélé la présence de ces anticorps dans chacun des groupes et aucune différence notable n’est apparue entre les trois groupes. Matsumoto conteste la qualité de cette étude de l’armée à la fin de son ouvrage, mais à ce stade de l’argumentation, cela revient à écouter un fan de baseball contester une décision de l’arbitre défavorable de son équipe.
Des accidents de vaccination arrivent, ils sont souvent dissimulés et nécessitent pourtant des examens approfondis. Un des accidents les plus célèbres est la contamination des premiers vaccins contre la polio par un virus frappant les singes et un livre sorti récemment sur ce sujet, par Debbie Bookchin et Jim Schumacher, The Virus and the Vaccine, a de nombreux points communs avec Vaccine A. Mais le travail de recherche présenté y est méticuleux, le ton de Brookchin et de Schumacher est si mesuré et si argumenté que mon esprit s’est ouvert à leur thèse controversée (ce virus, accidentellement inoculé à des humains, provoquerait des cancers). Je ne suis pas du tout persuadé que ce virus produise de tels effets, mais je suis convaincu que la question mérite d’être étudiée. Matsumoto, à l’inverse, par ses approximations, ses suppositions hasardeuses présentées comme des vérités premières et son refus de prendre en compte tout élément contredisant ses théories, n’a provoqué chez moi que des gémissements.
La science est provisoire. Des données peuvent apparaître demain qui bouleverseront tout ce que nous croyions savoir. Mais au vu de l’état de nos connaissances, les militaires ont-ils intégré du squalène dans les vaccins contre l’anthrax et provoqué le Syndrome de la Guerre du Golfe? Non. Et une bonne partie de ma conviction sur le sujet s’appuie précisément sur le fait que Matsumoto a tenté de le prouver et a échoué lamentablement.
Jon Cohen
Traduit de l’anglais par Antoine Bourguilleau
Photo: Dose de vaccin dans une base des Marines Reuters