Monde

Le Mouvement pour la vérité sur l’Anthrax

Temps de lecture : 8 min

Le web cherche des failles dans la théorie du tueur solitaire du FBI.

Robert Mueller directeur du FBI témoigne au Sénat en septembre 2008 Molly Riley
Robert Mueller directeur du FBI témoigne au Sénat en septembre 2008 Molly Riley / Reuters

7 août 2008. Le FBI (Police fédérale américaine) a publié mercredi une suite de documents pour faire valoir ses arguments contre Bruce Ivins, que le gouvernement accuse de porter la «seule responsabilité» des attentats à l’anthrax de 2001. Le FBI affirme qu’Ivins, scientifique de l’armée, mort en 2008, est l’homme qui a envoyé des lettres contaminées au bacille du charbon à des journaux et à deux sénateurs, tuant cinq personnes et en contaminant 17 autres. Le dossier du FBI avance pour l’essentiel des preuves indirectes, s’appuyant sur l’histoire psychologique troublée d’Ivins et sur des marqueurs génétiques qui relient l’anthrax utilisé lors de ces attentats à un labo où Ivins travaillait. Le FBI déclare que dans les jours qui ont précédé l’envoi des lettres, Ivins se montrait frustré par l’avancée de ses recherches, restait tard au laboratoire et envoyait des emails décrivant ses désillusions teintées de paranoïa. Les emails d’Ivins (PDF) mettaient en garde contre le fait qu’Oussama ben Laden avait « décrété la mort de tous les Juifs et de tous les Américains» - un langage similaire à celui utilisé dans les lettres.

Les épais dossiers du FBI ne risquent pourtant pas de régler la question. Comme le 11 septembre et l’assassinat de Kennedy, l’affaire de l’anthrax porte tous les stigmates de la tragédie destinée à donner naissance à d’innombrables théories alternatives: c’est un événement au retentissement planétaire, dont la description confuse par les autorités peut être qualifiée, selon le degré de crédibilité que l’on accorde au gouvernement, de plutôt crédible ou d’incroyablement bizarre. Le FBI avance une théorie classique de «franc-tireur». Ivins, scientifique brillant mais instable, craignant que ses recherches ne soient menacées, travaillait tard le soir pour cultiver de l’anthrax dans son labo.

J’ai parlé avec de nombreux membres du Mouvement pour la vérité sur le 11 septembre et si l’on met de côté les preuves qu’ils avancent, leur principal grief à l’encontre de l’histoire officielle se résume à ce qu’ils estiment être sa totale invraisemblance. Dix-neuf types auraient été convaincus par un grand type barbu vivant dans une caverne de faire ça!?

Ceux qui contestent la théorie du FBI dans l’affaire de l’anthrax avancent un argument similaire: Peut-on croire qu’un seul homme ait fait ça tout seul?

Lorsque la nouvelle du suicide d’Ivins a été connue, les récits des médias présentaient l’affaire comme close avant d’être ouverte. Les articles qui ont suivi se sont montrés plus sceptiques. Sur la toile, la contestation va en augmentant. Les amis et collègues d’Ivins, dont un bon nombre ont de bonnes connaissances en biologie et en armement, repoussent ces allégations. Et à l’inverse des doutes émis sur l’histoire officielle du 11 septembre -qui proviennent souvent d’activistes de gauche très remontés contre Bush- l’incrédulité dans l’affaire de l’anthrax réunit des sceptiques des deux camps. Sur son blog, Salon, Glenn Greenwald mène la charge à gauche: il affirme que l’administration Bush et les Républicains ont utilisé les lettres contaminées pour justifier la guerre en Irak et qu’il est bien difficile de croire ce qu’il affirment aujourd’hui. En face, une autorité aussi conservatrice que le Wall Street Journal n’a pas hésité à affirmer, dans une page d’opinion, que Bruce Ivins était innocent.

On ne compte plus le nombre de spéculations d’amateurs. Une bonne demi-douzaine d’enquêteurs non professionnels ont monté des sites et y démontent, à plein temps et avec une diligence obsessive, les failles de l’affaire. Certains de ces francs-tireurs sont même parvenus à pousser l’enquête officielle dans des directions nouvelles –et erronées. La microbiologiste Barbara Hatch Rosenberg a joué un rôle clé dans l’enquête diligentée à l’encontre de Steven Hatfill, expert en armement que le département de la Justice désigna un temps comme «une personne intéressante» dans cette affaire. Le gouvernement a par la suite blanchi Hatfill, trouvant avec lui un accord de dédommagement dépassant les 5 millions de dollars.

J’ai, ci-dessous, compilé les théories alternatives ayant émergé à propos de cette affaire d’anthrax, par ordre décroissant de plausibilité. Considérez cela comme un aperçu: si les suites du 11 septembre sont un signe, Internet se fracturera sans doute en plusieurs pôles de pensée, chacun affirmant détenir la vérité. Dans quelques années, vous taperez «anthrax» dans Google et vous aurez alors le choix: vous en tenir à la version du FBI ou bien choisir…

Théorie 1 : Brive Ivins est un autre Steven Hatfill.
Sur son blog traitant des tenants et aboutissants de la vaccination contre le bacille du charbon, Meryl Nass, chercheuse qui connaissait Ivins, offre une réfutation point par point de chacun des arguments avancés par le gouvernement à l’encontre de son ancien collègue. Il n’existe pas de preuve concrète permettant d’incriminer Ivins, dit-elle. Le gouvernement a affirmé que l’anthrax provenait d’une ampoule présente dans le laboratoire d’Ivins, mais près de cent de personnes auraient pu avoir accès à cette ampoule, comme le reconnaît le FBI. Surtout, le gouvernement n’est pas parvenu à démontrer la présence d’Ivins à Princeton (New Jersey) – l’endroit d’où sont parties les lettres – au moment de leur dépôt à la poste. (Pour incriminer Ivins en la matière, le FBI s’appuie sur son étrange fascination pour l’association étudiante Kappa Kappa Gamma, dont les locaux se trouvaient à deux pas de la boîte aux lettres où furent déposées les lettres, à Princeton.) Greenwald, sur son blog, ajoute que le FBI n’a pas trouvé la moindre trace de spores d’anthrax dans la maison d’Ivins pas plus que dans ses affaires.

Tout cela pointe du doigt la principale faille dans l’argumentation du gouvernement: pour considérer que les présomptions avancées par le FBI constituent des preuves presque irréfutables, il vous fait faire confiance au FBI. Or le FBI s’est déjà trompé en incriminant une autre personne. Ne se trompe-t-il pas à nouveau ?

Ceux qui, à gauche, soutiennent cette théorie de l’erreur sur la personne se montrent encore plus suspicieux sur les motivations d’Ivins telles qu’invoquées par le FBI (créer une psychose afin de booster les ventes d’un vaccin sur lequel il travaillait). Nass propose des motivations plus plausibles pour d’autres personnes ayant pu être impliquées, comme les «bioévangélistes» qui se sont enrichis lorsque le gouvernement à débloqué des fonds pour les recherches sur le bio-terrorisme. Nass et Greenwald ne vont pas jusqu’à affirmer que le gouvernement est responsable de ces attaques (voir ci-dessous). Mais leurs arguments ont porté chez certains bloggeurs de la gauche radicale qui affirment qu’au vu de la manière dont le gouvernement a utilisé ces attaques pour pousser à la guerre, il est impossible de croire à leur version des faits. (Greenwald a demandé pour cette affaire la mise sur pied d’une commission du type de celle montée pour enquêter sur le 11 septembre.)

Théorie 2 : Un coup de la Syrie et de l’Irak
Richard Spertzel, ancien inspecteur en armement biologique en Irak a écrit dans le Wall Street Journal de cette semaine que l’anthrax utilisé en 2001 dans les lettres piégées était «un produit d’une qualité exceptionnelle». Les particules étaient extrêmement fines et préparées de telle sorte qu’elles puissent être facilement inhalées. Leur létalité était donc, affirme-t-il, très supérieure à celle qu’un simple scientifique aurait pu produire seul sur le territoire des Etats-Unis.

Spertzel, qui croyait fermement que Saddam Hussein disposait d’armes de destruction massive avant l’intervention américaine, a élaboré un plan classique de conspiration internationale pour expliquer les attentats. «Je considère aujourd’hui que la Syrie a produit cet anthrax avec le soutien des services de renseignement irakiens» écrit-il en 2007. Spertzel pense que peu avant l’invasion, l’Irak a fait parvenir à la Syrie un dessicatif aérosol qui aurait pu être utilisé pour produire de l’anthrax. L’Irak avait également accès à des particules de silice qui, dit-il, ont été utilisées pour enrober l’anthrax, afin de faciliter sa dispersion dans l’air. Il affirme que les bacilles auraient pu provenir de l’Institut Pasteur, à Paris, connu pour détenir la souche du bacille du charbon utilisée dans les lettres.

Mais la théorie de Spertzel a des failles nombreuses (en dehors du fait qu’il ne dispose d’aucune preuve de ce qu’il avance). L’analyse génétique approfondie de l’anthrax, menée par le FBI, a presque entièrement éliminé la possibilité que les bacilles proviennent d’un laboratoire étranger. Le débat fait par ailleurs rage autour de la qualité de l’anthrax utilisé et notamment de l’incorporation d’additifs comme la silice. Au début de l’enquête, certains représentants du gouvernement ont affirmé que de tels additifs avaient été utilisés ; plus tard, des scientifiques ayant examiné les spores ont fait par de leurs doutes relatifs à la présence de silice. Dans le dossier présenté cette semaine, le FBI ne dit pas grand-chose de l’anthrax lui-même, laissant ouverte la possibilité qu’une puissance étrangère ait été impliquée.

Cette théorie, on s’en doute, est soutenue par certains conservateurs qui pensent toujours que des armes de destruction massive se trouvaient en Irak. Les poursuites engagées par FBI a l’encontre d’Hatfill sont restées sur l’estomac de nombreux activistes de droite qui considéraient qu’il fallait orienter les recherches en dehors des frontières des Etats-Unis. Pour la même raison, la théorie de l’acte isolé avancée par le FBI est difficile à avaler pour les partisans de l’implication de l’Irak.

Théorie 3 : La Maison Blanche était-elle au courant qu’une attaque se préparait ?
Juste après le 11 septembre –et quelques semaines, donc, avant la découverte des premières lettres à l’anthrax– la Maison Blanche a fait distribuer un antibiotique (le Cipro) aux membres du personnel de la Maison Blanche, dont ceux voyageant avec le vice-président Dick Cheney. Ce fait a attiré l’attention de nombreux conspirationistes. Pourquoi la Maison Blanche aurait-elle distribué un antibiotique destiné à à traiter une éventuelle exposition à l’anthrax? Notre gouvernement n’était-il pas au courant de quelque chose que nous autres ignorions?

Cette idée reprend l’argument principal les théories conspirationistes du 11 septembre: les faucons de la Maison Blanche ont tiré de grands bénéfices de ces attaques (qui leur ont donné une justification pour la guerre qu’ils souhaitaient mener) et il est donc logique de suspecter qu’ils aient tout manigancé.

La Maison Blanche a longtemps refusé d’indiquer pour quelle raison elle avait fait distribuer du Cipro. En 2002, le groupe conservateur Judicial Watch, qui représente des travailleurs postaux à New York, a poursuivi la Maison Blanche afin d’obtenir des documents sur la question. Mais cette plainte est restée sans suite. Larry Klayman, fondateur de Judicial Watch, aurait déclaré: «Nous pensons que la Maison Blanche savait ou avait de bonnes raisons de savoir que les attaques à l’anthrax étaient imminentes ou déjà conçues.» (Klayman ne fait plus partie du groupe et un porte-parole a publiquement désavoué ces propos.)

Il n’y a pourtant rien de critiquable dans le fait que le vice président prenne du Cipro. Après le 11 septembre, la maison Blanche était clairement une cible; il n’y avait pas besoin d’être averti pour se douter que la Maison Blanche pourrait fort bien être victime d’une attaque bactériologique. Mais que serait une bonne théorie conspirationiste sans l’implication de Dick Cheney ?

Farhad Manjoo

Traduit de l’anglais par Antoine Bourguilleau

Photo: Robert Mueller directeur du FBI témoigne au Sénat en septembre 2008 Molly Riley / Reuters

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