Jamais prophétie ne fit autant l'unanimité parmi les férus de high-tech que celle qui annonça la mort imminente du téléphone fixe. Non mais vraiment, regardez bien ce pauvre objet, si tant est que vous en avez encore un: il est planté là, dans son coin, incapable d'envoyer des textos, de prendre des photos, d'aller sur le Web, ou de vous offrir des jeux. Et en plus, chaque fois que vous le décrochez, c'est pour subir télévendeurs et autres appels de boîtes vocales automatiques. Comme la plupart des gens n'imaginent pas leur vie moderne sans téléphone portable –et parce qu'il est cher et quelque peu redondant d'avoir à la fois un mobile et une ligne fixe– rien de suprenant à ce qu'ils délaissent en masse leur vieux combiné. Selon le National Center for Health Statistics, en 2003 moins de 5% des Américains ne possédaient plus qu'un téléphone portable. En 2009, ce chiffre a atteint les 23%, et le nombre de gens qui abandonnaient leur fixe était en constante augmentation.
Mais je soupçonne beaucoup de gens de le regretter plus tard. Après tout, un mobile a aussi ses inconvénients: il y a de grandes chances pour qu'il ne fonctionne pas très bien au bureau ou bien chez vous, et même sans aller jusqu'à couper vos communications ou mettre 30 secondes pour vous connecter, la qualité des appels vocaux peut aller de «je suis coincé dans une station de lavage auto» à «je suis coincé dans une station de lavage auto avec la fenêtre ouverte et la radio à fond». Difficile dans ces moments-là de ne pas éprouver une pointe de nostalgie pour notre bon vieux téléphone fixe.
Le laptop se transforme en téléphone
Tout ceci explique pourquoi je n'ai pas encore rejoint les rangs des sans téléphone fixe. Au lieu de ça, je paie toujours 20 dollars par mois pour un forfait assez basique, et je me sers de ma ligne fixe conjointement avec divers services Web pour effectuer des appels à moindre coût. Celui que j'utilise le plus c'est Google Voice, qui fait des petits miracles. On m'a attribué un seul numéro pour me joindre sur tous mes téléphones, mes messages de répondeur sont automatiquement transcrits, et je peux répondre aux SMS par mail. Et cerise sur le gâteau, je peux passer des coups de fil avec mon fixe en passant par les serveurs de Google, ce qui me revient moins cher que d'appeler directement un numéro. L'inscription à Google Voice ne coûte absolument rien, je peux joindre les États-Unis et le Canada gratuitement, et les appels à l'international sont très peu chers. (J'utilise aussi Skype sur mon iPhone, et chez moi, ça marche mieux que mon iPhone tout seul.)
Mi-août Google a intégré Google Voice à Gmail pour les comptes américains, et nous voilà maintenant avec un téléphone dans notre boîte de réception. Après avoir installé une petit appli, les utilisateurs de Gmail aux États-Unis peuvent désormais composer n'importe quel numéro de téléphone dans leur boîte mail. (Google devrait étendre le service au monde entier, mais aucune date de lancement n'a encore été donné.) Pas besoin d'avoir un téléphone, Gmail se transforme en combiné grâce au micro de votre ordinateur et à ses enceintes. (Si vous possédez un laptop, tout le matériel est sans doute déjà installé, mais si vous êtes sur un ordinateur de bureau, vous pouvez acheter un micro-casque USB.)
J'ai testé le service, et tout fonctionne à merveille. Il suffit de taper le numéro ou le nom d'un de vos contacts dans la nouvelle interface téléphonique de Gmail et d'appuyer ensuite sur «Call». Les ingénieurs de Google ont développé un algorithme anti-écho sophistiqué qui rend vos communications parfaitement audibles même sans micro-casque. Pas besoin d'un numéro Google Voice pour effectuer des appels à partir de Gmail, mais pour en recevoir il faudra vous inscrire. Quand quelqu'un appelle votre numéro Voice, vous pouvez soit décrocher l'un de vos téléphones, soit répondre dans Gmail. Toutes les fonctionnalités de Google Voice y sont disponibles: répondre à un interlocuteur qui est en train de laisser un message sur votre répondeur, enregistrer vos appels, et passer de l'interface Gmail à un téléphone au milieu d'une conversation. (Ce service n'est pour l'instant pas accessible à partir de la version mobile de Gmail, ni sur Google Apps, la version pro de Gmail. Google a laissé entendre que ces utilisateurs pourraient bientôt en bénéficier.)
Mais le plus intéressant dans ce service, c'est ce qu'il nous laisse imaginer l'avenir du téléphone fixe. Si de plus en plus de gens se débarrassent effectivement de leur vieux combiné, cela ne veut pas dire que les mobiles remplaceront les lignes fixes; d'ailleurs, les portables sont aujourd'hui le moyen le plus coûteux et le moins fiable d'effectuer des appels de chez soi, et ça ne changera pas avant de nombreuses années.
Téléphoner depuis son grille-pain
L'avenir du téléphone fixe ce sont plutôt les appels acheminés via des services Internet comme Skype et Google Voice. Bientôt, on retrouvera partout chez soi des interfaces comme celle que Google a intégré à Gmail, alors on pourra téléphoner non seulement depuis son smartphone, son laptop, ou son ordi de bureau, mais également avec son ordinateur-tablette, son lecteur MP3, sa télé, sa chaîne stéréo, et peut-être même son grille-pain. D'ailleurs, on peut d'ores et déjà passer des coups de fil Skype avec un iPad ou un iPod Touch. Ce qu'on verra au cours des prochaines années, c'est une transition en douceur entre ces dispositifs –vous pourrez par exemple répondre à un appel depuis votre télé, puis le reprendre sur un téléphone sans-fil– et, au fil du temps, la fusion entre le Web et le téléphone. Vos contacts seront facilement accessibles depuis tous vos appareils, de sorte que vous n'aurez plus jamais besoin de retenir le moindre numéro de téléphone.
On peut même commencer à imaginer la fin de ceux-ci. Le service téléphonique du futur nous permettra peut-être d'appeler le profil Facebook d'un ami, ou son adresse e-mail plutôt qu'une série de chiffres arbitraires, et lui verra s'afficher votre profil sur son écran. (Mais sera-t-il possible d'appeler le profil Facebook de n'importe qui? Ce sera sans doute l'un des dilemmes créés par ces innovations technologiques. Peut-être décidera-t-on que l'appel vers un profil qui ne figure pas dans nos amis sur Facebook déclenchera automatiquement sa boîte vocale.) À mesure que nos téléphones fusionnent avec le Net, il nous sera possible de faire avec nos appels ce que nous faisons déjà avec nos emails ou d'autres services de messagerie online. Dans peu de temps, nous pourrons enregistrer et transcrire automatiquement tous nos coups de fil en un clin d'oeil, ce qui nous permettra de consulter toutes nos conversations. (Le seul problème, encore une fois, concerne l'aspect social: combien de temps faudra-t-il pour nous adapter au fait que le moindre appel est enregistré?)
Attachement au téléphone fixe
La qualité de la téléphonie fixe ne cesse de s'améliorer, et son coût de baisser. D'ici peu, vous n'aurez plus rien à dépenser pour appeler à l'intérieur des États-Unis, que ce soient des dollars ou bien des minutes. Les appels internationaux seront bientôt gratuits pour la plupart des pays bien équipés niveau Internet, et seuls les endroits les plus isolés géographiquement comme Nauru ou politiquement comme la Corée du Nord resteront chers à joindre. Mais n'espérez pas la même chose avec les téléphones portables, car même si les smartphones sont de plus en plus «smart», les appels nationaux ce sera toujours du temps d'antenne, et les communications internationales continueront à coûter très cher.
Dans un sondage effectué au mois d'avril, le Pew Research Center a demandé aux Américains quels objets de la vie courante ils jugeaient «nécessaires». Leurs réponses n'ont rien de surprenant: 86% d'entre eux ont désigné les voitures, et la majorité a déclaré ne pas pouvoir se passer de leur sèche-linge ou de leur climatisateur. Mais une de ces statistiques m'a interpellé: 62% des gens interrogés estimaient avoir besoin d'une ligne fixe, contre 49% pour l'ordinateur de bureau, 45% pour le micro-ondes, et 47% pour le téléphone portable.
Nombreux sont les gens encore attachés à leur téléphone fixe. Et grâce à Internet, ils n'auront pas à s'en séparer de si tôt.
Farhad Manjoo
Traduit par Nora Bouazzouni
Photo: Red telephone, Ballistik Coffee Boy, via Flickr/CC/licence By