Fin juillet, la découverte de huit bébés étouffés puis enterrés par leur mère à Villers-au-Tertre (Nord) a choqué la France et la presse étrangère. Dans une région dont l’image est encore souvent associée au fiasco d’Outreau ou au nom du Belge Marc Dutroux, le traumatisme est réel. Le Nord-Pas-de-Calais mérite-t-il vraiment sa réputation de région minée par les infanticides, les violences sexuelles et la pédophilie?
Des affaires très médiatiques
Le traitement médiatique accordé aux faits divers de la région peut expliquer en partie l’image que certains Français se font des Ch’tis. À ce titre, l’affaire Marc Dutroux semble avoir joué un rôle décisif. À la suite des meurtres commis par le Belge, la couverture médiatique des affaires de pédophilie a explosé. Ainsi, d’après Le Monde Diplomatique, les termes «pédophile/pédophilie» ont été de plus en plus cités dans la presse française. Dans le cas du quotidien Le Monde: 4 fois en 1989, 8 fois en 1992, puis 122 fois en 1996, 199 en 1997, 191 en 2001 et 181 en 2002.Et comme le Nord de la France a été touché par d’autres crimes marquants, comme l’affaire d’Outreau ou dernièrement les huit infanticides de Villiers-au-Tertre, l’image de la région s’est dégradée.
D’autres raisons sociologiques permettent de comprendre pourquoi certains clichés ont la vie dure, notamment les archétypes régionaux. Jean Viard, directeur de recherche au CNRS et à Sciences-Po Paris, explique:
«Si un crime d’honneur a lieu en Corse, tous les médias vont en parler. Et il y sera éclairé comme un phénomène culturel, car il correspond à l’image que l’on se fait de cette région. A l’inverse, en Alsace, l’histoire d’un père qui tue sa fille sera perçu comme un phénomène névrotique, comme un cas particulier.»
Car la presse a contribué à façonner l’image d’une région sinistrée. De ce point de vue, l’affaire d’Outreau a été déterminante. Le site Acrimed rappelle ainsi que de nombreux quotidiens nationaux comme locaux sont tombés dans le piège du sensationnalisme: utilisation parcimonieuse du conditionnel («Les récits des enfants sont suffisamment précis et détaillés pour balayer les doutes et exclure une manipulation»; La Voix du Nord, 2-3 janvier 2002), titres chocs mais faux («Outreau, c’est trop!»; RTL le 12 janvier 2002), formulations dramatisantes («La modeste cité de la Tour du Renard, à Outreau, est-elle frappée de malédiction? On veut plutôt croire qu’elle est, comme beaucoup d’autres cités semblables dans le Nord-Pas-de-Calais et ailleurs, victime de l’explosif cocktail: chômage, alcool, oisiveté, promiscuité... L’inceste n’est alors jamais bien loin»; Le Figaro, 15 janvier 2002)...
C'est à cette époque que le quotidien régional La Voix du Nord a décidé de modifier son traitement de ce type d’information. Les faits divers ont été déplacés de l’ouverture à la fin des pages région, afin de mettre davantage en avant les initiatives locales. L’un des faits-diversiers du journal, Samuel Cogez, regrette l’image négative du Nord-Pas-de-Calais. Même si son expérience du terrain lui rappelle au quotidien que «la région est plus touchée que les autres» par les crimes sur mineurs. Les chiffres officiels confirment-ils son ressenti?
Pour tenter de répondre à cette question, Slate.fr a scruté les chiffres officiels de la criminalité française sur la période 2005-2010.
Cartographie des crimes
Sur CartoCrime.net, le ministère de l’Intérieur, via l’Observatoire National de la Délinquance, met chaque mois à jour sa carte de France des crimes et délits. Cela permet de visualiser région par région, au fil du temps, le nombre et le type d’infractions commises dans l’Hexagone. Avant d’accéder à l’outil, les pouvoirs publics avertissent l’internaute:
«Les commentaires ou conclusions tirés à partir des données mises librement à la disposition du public, de même que l’exploitation et l’interprétation des résultats [...], relèvent de la responsabilité individuelle de chaque utilisateur et n’engagent pas les administrations qui les ont collectées, centralisées ou mises à disposition.»
Reste que le résultat généré par l’application n’est pas forcément révélateur. En prenant pour exemple le nombre de viols sur mineurs perpétrés ces cinq dernières années, CartoCrime affiche la carte suivante.
L’Ile-de-France est donc la région dans laquelle se produisent le plus d’agressions sexuelles. Viennent ensuite le Nord, Rhône-Alpes et Paca. Mais il s’agit également des régions les plus peuplées. Or, à moins de ramener ces chiffres au nombre d’habitants, impossible de dégager une quelconque spécificité locale.
Nous avons compilé dans un document accessible en ligne ici, les données concernant les faits divers suivants, rapportés au nombre d’habitants:
- viols sur mineur
- violences, mauvais traitements et abandons d'enfants;
- harcèlements et autres agressions sexuelles sur mineurs;
- homicides sur mineurs de moins de 15 ans;
- règlements de comptes entre malfaiteurs;
- infractions relatives aux stupéfiants.
Pour que les chiffres de criminalité soient aisément comparables, nous les avons ramenés à 10.000 ou 100.000 habitants.
Une moyenne nationale de ce rapport est ensuite effectuée afin de comparer les régions entre elles. En vert sont signalées les régions dont le rapport entre infractions et population est nettement inférieur à la moyenne. Les valeurs gravitant autour de la moyenne sont colorées en orange, les plus élevées sont en rouge. Ces résultats ont été retranscrits sur six cartes.
Quand officiel ne rime peut-être pas avec réel
Sur les quatre catégories affiliées aux «crimes sur mineurs», le Nord-Pas-de-Calais est, à trois reprises, nettement au-dessus de la moyenne:
- violences, mauvais traitements et abandons d'enfants (17,86 faits pour 10.000 habitants en 5 ans, quand la moyenne nationale est de 11,58)
- viols sur mineurs (6,11 faits pour 10.000 habitants en 5 ans, quand la moyenne nationale est de 4,42)
- harcèlements et autres agressions sexuelles sur mineurs (11,67 faits pour 10.000 habitants en 5 ans, quand la moyenne nationale est de 6,77)
Dans les deux derniers cas, la région est la plus touchée parmi les 22 régions métropolitaines. Par ailleurs, elle est concernée par les infractions relatives aux stupéfiants (notamment en raison de la proximité frontalière de la Belgique et des Pays-Bas), mais semble relativement épargnée par les règlements de compte et les homicides d’enfants de moins de 15 ans. Ces données, si officielles soient-elles, doivent tout de même être mises en perspective.
Non exhaustifs, les chiffres des services de police ne concernent que les affaires révélées: c’est le fameux «chiffre noir» de la criminalité. Pour avoir un «aperçu d’une éventuelle criminalité réelle», le criminologue Yann-Cédric Quéro conseille ainsi de se tourner vers d’autres sources, «comme les enquêtes auto-révélées ou les enquêtes de victimation». Des enquêtes qui consistent, selon Renée Zauberman, directrice de recherche au CNRS à «interroger des gens, échantillonnés de façon à représenter la population d'un pays, d'une région, d'une ville, sur les infractions dont ils ont été victimes».
Mais, en France, les résultats des enquêtes de victimation ne sont pas encore détaillés à l’échelle régionale. Impossible donc de savoir si elles permettraient de relativiser les chiffres nordistes. En l’absence de ces éléments complémentaires, le Nord-Pas-de-Calais reste officiellement la région la plus touchée par les crimes sur mineurs.
Pierre Laurent et Vincent Matalon
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