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«Gaza n'est pas le Darfour!»

Temps de lecture : 6 min

Plongée dans le quotidien gazaoui.

Sur un marché à Gaza City Mohammed Salem / Reuters
Sur un marché à Gaza City Mohammed Salem / Reuters

5 août 2010 Ville de Gaza — Les responsables de l'aide à Gaza répètent tous en boucle les mêmes statistiques: «44% de chômeurs, 80% qui dépendent de l'aide alimentaire et 60% qui vivent avec moins de 2 dollars [1,50 euros] par jour.» Comme un texte qu'ils n'en pourraient plus de réciter aux journalistes. 
Après des conférences de presse qui se suivent et se ressemblent, je me retrouve dans le salon de Kamla Joudah, dans le camp de réfugiés de Nuseirat, en plein centre de la bande de Gaza. Les doux tons beiges du mobilier reflètent la chaleur, les murs brillent. Il n'y a pas de coupure de courant, le ventilateur peut tourner. Thé et café sont servis sur un petit plateau.



Kamla me surprend en pleine observation de sa maison: «Qu'est-ce que vous regardez?» demande-t-elle, l'air agacé.«Votre maison. Elle est très jolie.» Elle me jauge avec une expression moqueuse: «On n'est pas au Darfour, ici.» Toute la famille éclate de rire tandis que je pique un fard. Si les statistiques rabâchées à l'envi dressent un sombre tableau de la vie dans ce territoire, la réalité gazaouie est plus complexe que les chiffres ne le laissent penser.La remarque assassine de Kamla n'a rien d'exceptionnel; tous ceux que j'ai interrogés tiennent à distinguer leur enclave côtière de pays comme la Somalie, le Bangladesh ou la République démocratique du Congo.

Pour les Gazaouis, pas question d'être mis dans le même sac.Depuis la prise de contrôle de Gaza par le Hamas, en 2007, et le blocus instauré en réaction par Israël avec l'appui de l'Égypte, la circulation des marchandises et des personnes dans la zone est strictement limitée, ce qui a provoqué l'effondrement de l'économie gazaouie. Il y a deux mois, suite à son raid meurtrier sur la flottille turque, Israël a levé certaines restrictions sur les biens de consommation. Résultat, les marchés de Gaza sont aujourd'hui envahis de nourriture israélienne. Mais si ce desserrement du blocus réjouit la classe moyenne, il est loin de résoudre les problèmes de fond.

«Gaza ne manque pas de nourriture. Ce n'est pas une crise humanitaire. On ne meurt pas de faim, ici, c'est une crise d'une autre nature», estime Mahmoud Daher. Selon ce responsable de l'Organisation mondiale de la santé à Gaza, qui s'exprime en son nom et non en celui de l'OMS, le blocus a toutefois plombé le niveau de vie dans le territoire. En trois ans, a-t-il calculé, les Gazaouis ont reculé de vingt ans en arrière sur le plan économique. C'est ce déclin qui, à ses yeux, est à l'origine de la crise actuelle.«L'impossibilité pour la population d'accéder à des soins de qualité, la voilà la crise; l'impossibilité de produire et de travailler, là voilà la crise; l'impossibilité d'avoir droit à une éducation aussi bonne qu'avant, la voilà la crise. [C'est] une crise de dignité, une crise d'humanité», résume Daher.

Gaza connaît d'innombrables problèmes d'infrastructures. Le système d'égouts, saturé, déverse chaque jour 100 millions de litres de déchets à moitié traités dans la Méditerranée, estime un porte-parole des Nations unies. L'eau du robinet n'est pas correctement dessalée. Les interdictions qui pèsent sur l'importation de matières premières ont étouffé le secteur du bâtiment et l'industrie, ce qui nourrit le chômage. (Israël redoute que le Hamas n'utilise les matériaux du BTP pour construire des bunkers.) Le matériel hospitalier est archaïque. Les barrières à l'exportation ont mis à mal de larges pans du secteur agricole. Et la liste est loin d'être close. 



Le problème, ce n'est pas la faim

Surtout, le blocus a des effets d'une autre nature, des effets impalpables et invisibles. Au bout de trois ans, le moral de la population commence a être sérieusement atteint. Et la détente récente, d'ordre commercial, ne peut rien pour soulager les profondes tensions. La voisine de Kamla dans le camp de réfugiés, Oum Mahmoud, 42 ans, vit au bout de la ruelle avec son mari, leurs trois enfants et son beau-père. Chaque trimestre, l'ONU leur fait don de produits alimentaires de première nécessité. Le problème, ce n'est pas la faim, explique cette femme. C'est tout le reste. Par exemple, ils ne peuvent pas réparer les trous dans leur toit, et ils ont à peine de quoi acheter des médicaments pour le grand-père souffrant. Ils vivotent de la générosité d'amis et de la famille, et le mari s'improvise à l'occasion chauffeur de taxi. 

«J'ai parfois l'impression que je suis la seule à avoir tous ces problèmes», commente Oum Mahmoud dans le salon de Kamla. «Mon mari ne sait plus quoi faire et il passe sa colère sur moi. (...) Il crie. Parfois même, il me bat», confie-t-elle.

 Quand je lui demande comment elle-même fait face à toutes ces tensions, elle répond simplement: «Je bats mes enfants. (...) Je ne peux pas dire le contraire. J'ai l'impression que ça dure depuis toujours.» Bien qu'elle m'avoue n'avoir jamais dit ça à personne, toutes les personnes présentes ici sont au courant. Dans le camp, les murs sont fins.Mahmoud, son fils de 9 ans, est intenable: «Il est très nerveux. Il passe son temps à se battre et à crier. Il n'est pas comme les autres enfants, il est agressif», déplore sa mère. Tout le monde acquiesce.



Oum Mahmoud et sa famille ne sont pas un cas isolé. Les responsables du Gaza Community Mental Health Program [qui assure une aide psychologique à Gaza] ont relevé une augmentation de la violence domestique dans l'enclave. «Être un homme adulte et devoir dépendre de l'aide humanitaire pour les produits de base (...) Ce n'est pas facile, pour eux», note la psychologue Hasan Shaban Zeyada.

 Et d'expliquer que les hommes déchargent leurs angoisses sur la famille, et que certaines femmes se mettent à leur tour à maltraiter leurs enfants. «C'est le cercle vicieux de la violence: le père, la mère, les enfants. Lesquels enfants deviennent eux-mêmes violents avec leurs amis et à l'école.» Ce désespoir ne se cantonne pas aux camps de réfugiés. Il revient dans presque toutes les conversations que j'ai pu avoir dans le territoire. Comme cette fois où, dans un quartier aisé de la ville de Gaza, j'essaie de trouver un taxi collectif, un de ces véhicules sans signe distinctif qui sillonnent les rues et chargent plusieurs passagers: une voiture s'arrête, j'ouvre la porte arrière. «Je ne suis pas un taxi», me crie-t-on en anglais depuis le siège conducteur. Rassurée par le bon état du véhicule, je m'installe sur le siège passager. 

Le conducteur est jeune. Il dit s'ennuyer et m'emmène faire un tour pour s'occuper. «Il n'y a pas de travail, ici», raconte-t-il. Diplômé d'une école de commerce un an plus tôt, il n'a pas trouvé d'emploi. «Je voudrais partir, mais je ne peux pas», lâche-t-il dans un soupir.



Comme une prison

«À Gaza, qu'on ait 1 million ou un 1 dollar, c'est pareil, on subit les mêmes choses. (…) On n'a pas le droit de voyager, on ne peut pas être bien soigné», expose Adnan Abou Hasna, porte-parole de la U.N. Relief and Works Agency de Gaza [office de l'ONU de secours et de travaux pour les réfugiés de Palestine]. Matthew Olsen, qui vit en partie à Gaza et dirige l'ONG nord-américaine de développement Explore Corps, confirme en d'autres termes: «Le fait que l'endroit soit fermé change radicalement l'état d'esprit. Venir à Gaza, c'est un peu comme rendre une visite dans une prison. La vie n'est pas si terrible, il n'y a pas de famine ni de drame de ce type, mais savoir qu'on ne peut pas partir, c'est vraiment usant.»

L'aéroport de Gaza est hors service, et les passages aux frontières israélienne et égyptienne sont strictement limités. Dans l'une des plus grandes artères de la ville trône pourtant une agence officielle de la compagnie aérienne Royal Jordanian Airlines. Au guichet, Hesham, qui n'a pas souhaité donné son nom de famille, déclare que l'agence, ouverte par son grand-père en 1965, n'a jamais fermé ses portes: «Il faut que les gens gardent la foi. Qu'iraient-ils penser si on pliait boutique?» Ces jours-ci, cependant, l'agence n'a pas grand-chose à proposer, si ce n'est des billets au départ du Caire pour la Jordanie et, de là, à toutes les destinations desservies par le transporteur jordanien. Les Gazaouis qui peuvent s'offrir le billet doivent d'abord traverser la frontière égyptienne puis se rendre jusqu'au Caire, ce qui représente six heures de route. Et, comme le précise Hesham, ceux qui n'ont pas de visa pour l'Égypte mais sont pourvus d'un billet Le Caire-Amman, sont transportés en bus spécial depuis le poste-frontière de Rafah jusqu'à l'aéroport cairote. Là, ils sont directement débarqués dans le terminal de départ pour attendre leur vol.

 Depuis que l'Égypte a rouvert son poste-frontière aux civils palestiniens, en juin dernier, les affaires ont connu une hausse de 10%, estime Hesham. «Ce n'est pas énorme, mais c'est déjà mieux que rien», conclut-il.


Sarah A. Topol est journaliste indépendante au Caire. Ses reportages au Yémen, en Libye, aux Émirats arabes unis, en Israël, à Gaza et en Cisjordanie ont été publiés sur les versions en ligne de The Atlantic, Newsweek, The New Republic et The Christian Science Monitor, entre autres.

Traduit par Chloé Leleu

Photo: Sur un marché à Gaza City Mohammed Salem / Reuters

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