France

«Salles d’injections»: la faute de Matignon

Temps de lecture : 6 min

François Fillon dit malheureusement non à une expérience de réduction des risques chez les toxicomanes réclamée par les professionnels et certains de ses ministres.

Un toxicomane s'injecte de l'héroïne. REUTERS/Alejandro Bringas
Un toxicomane s'injecte de l'héroïne. REUTERS/Alejandro Bringas

L’affaire couvait depuis des mois. François Fillon y a mis un terme en annonçant, mercredi 11 août, que le gouvernement n’autoriserait pas la création de salles où des toxicomanes pourraient consommer des drogues injectables en présence de soignants. Les adversaires de tels dispositifs parlent ici de «salles de schoot», d’autres de «salles de consommation encadrée pour usagers de drogue» et les professionnels de «centres d’injection supervisés». «La priorité de Matignon est de réduire la consommation de drogue, non de l'accompagner, voire de l'organiser», indique-t-on auprès de François Fillon. De ce fait, les salles de consommation de drogue ne sont «ni utiles, ni souhaitables».

Camouflet politique

C’est là un choix clairement politique. Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, avait déjà exprimé sa totale opposition, de même que Xavier Bertrand, ancien ministre de la Santé et secrétaire général de l’UMP. Il y a quelques jours, treize députés du Collectif droite populaire signaient un appel «contre les salles de shoot» rejoints par plusieurs élus parisiens de l’UMP. Mais ce choix politique constitue aussi un très sérieux camouflet publiquement infligé à Roselyne Bachelot, actuelle ministre de la Santé, qui avait récemment cru pouvoir annoncer à plusieurs reprises la future mise en place expérimentale de tels centres.

Elle l’avait notamment fait mi-juillet à Vienne lors de la Conférence internationale sur le sida, et ce au nom d’un «enjeu sanitaire crucial». Elle l’avait fait à nouveau le 11 août à Bayonne en indiquant les pré-requis indispensables à cette expérimentation: «interdiction de tout acte de vente», «prise en charge globale» des personnes toxicomanes, «adhésion de tous les acteurs locaux». Quelques heures plus tard, François Fillon faisait savoir que sa ministre de la Santé parlait dans le vide.

Roselyne Bachelot s’appuyait ici sur les conclusions d’une expertise collective de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) rendues publiques fin juin et qui, avec prudence, soulignait tous les avantages de cette offre complémentaire de soins. La ministre de la Santé était aussi soutenue dans son action par la quasi-totalité des associations spécialisées dans l’aide aux toxicomanes ainsi que par les partis de gauche (PS, Verts, PCF) et le Modem, favorables à de telles expérimentations. Et tout l’UMP n’est pas ici à l’unisson. Roselyne Bachelot est ainsi soutenue dans sa volonté pragmatique par la secrétaire d'Etat à la Famille, Nadine Morano, ou encore par Jean-Claude Gaudin, sénateur-maire UMP de Marseille. Plusieurs villes se sont dites intéressées par l’expérience, notamment la cité phocéenne, Paris, Lille et Bordeaux.

«Salles d’injection de drogues»? L’affaire n’est pas des plus simples à expliquer. L’expertise collective de l’Inserm en fait une présentation objective:

Extraits:

«Les centres d’injection supervisés (CIS) sont des structures où les usagers de drogues par injection peuvent venir s’injecter des drogues –qu’ils apportent– de façon plus sûre et plus hygiénique, sous la supervision d’un personnel qualifié. Historiquement, les centres d’injection supervisés ont vu le jour sous la pression de plusieurs phénomènes: l’amplification de la consommation de drogues par injection (héroïne ou cocaïne), l’arrivée de l’épidémie de sida et d’hépatite virale C, la présence croissante de consommateurs de drogues en situation d’extrême précarité sociale, souvent sans domicile fixe et consommant des drogues par injection, dans l’espace public. Actuellement, il existe des centres d’injection supervisés dans 8 pays: Allemagne, Australie, Canada, Espagne, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas et Suisse. Ces centres poursuivent des objectifs de réduction des risques et des dommages pour les usagers de drogues et pour la communauté, dans les domaines de la santé publique et de l’ordre public.»

Toutes les études disponibles sur le sujet démontrent que ces centres permettent d’atteindre et de prendre en charge les usagers à hauts risques: sans domicile fixe, ayant fréquemment recours à des injections sur la voie publique, ayant des antécédents d’overdose récente, porteurs de maladies infectieuses, ayant échoué dans un traitement de leur dépendance…). Ces centres sont d’autant plus fréquentés, qu’ils sont situés à proximité des lieux de rencontres des usagers et de deal. Tous les centres évalués ont fait la preuve de leur capacité à assurer un fonctionnement stable, garantissant de bonnes conditions d’hygiène et de sécurité pour les usagers et le personnel.

Ces centres ont d’autre part fait leurs preuves sur la réduction de la mortalité et des affections associées aux overdoses. Les auteurs de l’expertise de l’Inserm soulignent:

«Ils permettent une intervention rapide et efficace en cas d’overdose. Aucune overdose mortelle n’a été enregistrée dans un CIS, malgré des millions d’injections pratiquées, et plusieurs estimations du nombre d’overdoses fatales évitées ont pu être réalisées. Les CIS assurent une promotion de l’hygiène de l’injection (lavage des mains, désinfection), la mise à disposition de matériel stérile et également une supervision de l’injection, parfois l’enseignement de techniques plus sûres. Les études démontrent clairement une diminution des abcès et autres maladies liées à l’injection, une diminution des comportements à risque de transmission des virus du sida et de l’hépatite C.»

Et encore:

«Il n’existe pas de preuve que la présence de tels centres augmente ou diminue la consommation de drogues chez les usagers ou dans la communauté ou bien qu’elle augmente les rechutes chez les usagers de drogues en traitement. Les coûts d’implantation et d’exploitation des CIS sont importants. Cependant, deux analyses économiques menées sur les CIS de Vancouver et Sydney ont conclu au fait que l’ouverture des CIS –par leur effet sur les overdoses mortelles évitées et sur la transmission du VIH– peut contribuer à réduire la charge financière à venir pour la société. Ils constituent un investissement potentiellement rentable.
Au regard de tous ces éléments, les CIS peuvent être considérés comme une mesure complémentaire (et non concurrente) à d’autres dans la palette de services proposés aux usagers permettant de répondre à des besoins de réduction des risques spécifiques liés à l’injection. Ils constituent un lieu de refuge (sécurité, injection dans des conditions hygiéniques, possibilité de recevoir conseils et instructions spécifiques) et d’accès à des soins de base et un trait d’union vers d’autres services, pour les usagers à très hauts risques. Ils sont également utilisés par des usagers en traitement qui n’ont pas (encore) pu abandonner l’injection. Les attentes face aux CIS doivent donc être réalistes et tenir compte de cette spécificité et complémentarité.»

S’ils ont réussi à convaincre la ministre de la Santé, ces arguments n’ont pas in fine été retenu par le Premier ministre. Pourquoi? Une explication de texte a, sur ce thème, était faite il y a quelques jours par Etienne Adaire, président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt) dans un entretien accordé au Monde.

Extraits :

«Mme Bachelot a fait état de son intérêt pour un certain nombre de dispositifs, et Brice Hortefeux d'une opinion différente. Au total, 21 ministres et secrétaires d'Etat sont impliqués dans la lutte contre la drogue et la toxicomanie, il est normal que les avis soient divers. Dans ce domaine, la décision du gouvernement est collective, préparée par la Mildt, et arbitrée par le premier ministre. (…) en l'état actuel des connaissances, le gouvernement considère que les salles d'injection ne répondent pas vraiment à la demande d'un point de vue sanitaire. Elles semblent par ailleurs très coûteuses. En outre, elles amènent à penser que l'usage de drogue peut être admissible sous certaines conditions. (…)
Il faut aussi tenir compte du contexte français par rapport aux pays comme la Suisse ou l'Allemagne, où des salles ont été créées. En France, la consommation de drogue a globalement baissé, celle d'héroïne y est moins importante qu'ailleurs en Europe. Le nombre d'overdoses y est aussi l'un des plus faibles, grâce aux traitements de substitution et à l'échange de seringues. (…)
Il me semble que ces salles répondent moins à un objectif sanitaire qu'à un objectif social de lutte contre la marginalisation. C'est, selon nous, discutable sur le plan philosophique, puisque cela vise à accompagner, et non in fine à rompre avec la dépendance, alors que la France dispose d'un dispositif de soins performant. En outre, cacher dans des locaux des usagers pour assurer la tranquillité publique me paraît moralement indéfendable. Expérimenter reviendrait à mettre en place, puisqu'il faudrait modifier la loi. Nous y sommes opposés.»

On peut, sans mal, saisir les raisons politiques qui ont conduit à rendre un tel arbitrage. Et on mesure de fait les obstacles à surmonter pour parvenir à faire comprendre à l’opinion publique que l’on va créer des centres officiels où il sera possible de consommer des substances illégales et ce avec l’aide de soignants rémunérés par la collectivité. On peut même aussi, comme le président d’une mission interministérielle «de lutte contre la drogue et la toxicomanie», voir là un obstacle philosophique. Restent, au-delà des apparents paradoxes, les vertus du pragmatisme: la toxicomanie est une réalité et les toxicomanes sont des malades devant être soignés avant d’être des délinquants à enfermer.

L’arbitrage malheureux du Premier ministre marque en outre une rupture avec la politique menée en France en matière de réduction des risques inhérents à la toxicomanie; une politique marquée notamment par deux décisions courageuses (qui alimentèrent en leur temps de solides controverses): la mise en vente libre des seringues (1987) et le recours aux produits de substitution (1994). Des mesures majeures prises respectivement par Michèle Barzach et Simone Veil, deux femmes de droite.

Jean-Yves Nau

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