C’est un peu comme rater une mayonnaise. En pire. Quelque chose comme un drame gustatif, un crime sans coupable, la quintessence d’une injustice liquide. Résumons. Vous avez réuni quelques amis autour d’une table et de quelques sujets culturels ou politiques; autour d’un ou plusieurs flacons aussi. C’est un déjeuner ou un dîner: les soupers –fussent-ils fins – semblent moins fréquents de nos jours, à Paris comme en province. Vous avez choisi des vins qui ne nécessitaient pas d’être carafés; ou, malheureusement vous avez faute de temps omis de le faire.
Deux cas de figure. Vous annoncez l’appellation, le millésime, le(s) cépage(s), le producteur. Ou vous masquez la bouteille pour titiller vos convives, pimenter un peu plus les échanges à venir. Dextre maniement du tire-bouchon par le maître de maison. Cérémonial de l’ouverture. Quelques larmes pour goûter, bien sûr. Mais cette fois ce ne sera pas nécessaire. Le nez est là, qui dit tout du désastre: bouchonné (corked en anglais; a rohla en portugais). Pas boudeur ou étriqué mais bien salement bouchonné; proprement imbuvable. Parfois la situation est plus ennuyeuse encore: quand le caractère bouchonné apparaît quelques secondes seulement après le service puis va s’intensifiant. Le vrai drame, bien sûr, c’est quand le menu ne comportait qu’une orpheline bouteille.
Et que faire quand c’est la maîtresse de maison qui, faute d’homme comme trop souvent, a servi les premières gouttes manifestement bouchonnées d'un vigneron travaillant vraiment, lui, en biodynamie véritable? Un vrai vin juste, quoi. Sans soufre, juré; mais avec bouchon. Cracher? Boire poliment toute la lie liégeuse? Dire la vérité vraie? Quitter la table? Vrai dilemme contemporain.
«Goût de bouchon»? Depuis longtemps les hommes des vins et ceux des chênes se renvoient la balle. Les premiers accusent le bouchon, les seconds évoquent de mauvaises pratiques œnologiques. Depuis quelque temps des scientifiques estiment avoir découvert la véritable cause d’un phénomène qui affecte dit-on deux bouteilles sur cent usant du liège: le 2,4,6 trichloroanisol (TCA suffit pour briller en société).
Qui croire? Sans doute n’y a-t-il pas un coupable unique tant ces méchantes expressions sont multiples. La palette de l’insupportable est ici bien large qui va du moisi au pourri ou à la poussière, du carton mouillé à l’eau croupie et au renfermé. Si l’on a foi en la science (et/ou si l’on veut faire œuvre de pédagogie) il n’est pas inintéressant de savoir que le TCA peut être synthétisé sous l'action de moisissures à partir de molécules (les chlorophénols) issues du chlore. Ces dernières peuvent provenir des écorces de chênes polluées par des insecticides ou des produits d'hygiène utilisés pour nettoyer la vaisselle vinaire; savoir aussi que le TCA est utilisé comme «retardateur de feux» dans la plupart des matériaux de construction industriels.
Et comment comprendre que cette bouteille soit atteinte et pas les voisines? Pourquoi ce mystère: ce col crasseux ici, cet autre immaculé là, les deux provenant de la même vendange, de la même cuve, de la même mise? Et puis quand même: l’homme n'a pas attendu les insecticides, les produits chlorés et le TCA pour en connaître les effets désastreux. Dès 1861 le célèbre Dr Jules Guyot (qui donna son nom à une non moins célèbre pratique de taille de la vigne) en parle dans «Culture de la vigne et vinification»: «On fait ensuite passer le vin à l’arrière-bouche où on le retient par un léger mouvement de gargarisme; c’est là où la faiblesse ou bien la force alcoolique se font sentir, c’est là que le goût de terroir, la fadeur des sels, l’amer, les goûts de fût ou de bouchon, sont appréciés.» Il y a un siècle et demi le style pouvait ainsi ne pas être allergique à la pédagogie.
Mais revenons à nos bouchons. Et tenons un instant pour acquis que le TCA est le seul et unique coupable. On a calculé que cette molécule pouvait être repérée par l’homme à des concentrations infinitésimales, de l’ordre du milliardième de gramme (ou nanogramme). Or quelques simples observations ménagères suffisent pour conclure que nous sommes bien loin d’être égaux quant à cette perception. Et, paradoxe ou pas, ce sont bien souvent les femmes (elles qui - du moins face aux vins - hésitent encore tant et tant à mettre des mots circonstanciés sur leurs perceptions organoleptiques) qui, les premières, perçoivent –et annoncent- la présence de l’ennemi. Nous dira-t-on un jour le pourquoi, le comment?
Goût de bouchon et TCA fournissent aussi une autre possibilité: vérifier la puissance de l’effet placebo. Là encore l’expérience est des plus simples. Vous êtes invité, avec quelques ami(e)s autour d’une table et de quelques sujets politiques ou culturels. C’est un déjeuner ou un dîner, voire –qui sait? - un souper. Bouteille masquée ou pas le maître de maison a goûté et vient, princier, de servir. On a trinqué, les yeux –ou pas- dans les yeux. C’est alors qu’un(e) convive (vous peut-être) pose de manière délibérément perverse la question qui tue: «Ne serait-il pas légèrement bouchonné?» Ambiance plombée assurée.
L’affaire prend d’autres proportions au restaurant; du moins dans ces restaurants de plus en plus nombreux qui font l’économie des sommeliers tout en proposant des vins bouchés dont certains devraient être décantés. Un geste, un seul. Le garçon arrive. Deux techniques: à l’oreille («Il a comme un goût de bouchon assez prononcé… »); à la cantonade («Mais il est bouchonné votre vin mon vieux … !). En général une seule réponse, qui ne dure guère: le remplacement immédiat de la bouteille incriminée. Il arrive que certains ergotent perdant généralement alors, et pour toujours, une fraction de leur clientèle.
Mais changeons de point de vue. Pourquoi ne pas considérer le goût de bouchon comme une aubaine, un prix à payer, une nécessaire fatalité? Tout est en place pour éradiquer le phénomène. Depuis que le TCA a été identifié de nombreuses recherches ont été menées qui permettent de l’éliminer; à commencer par son extraction du liège grâce à du gaz carbonique mis en phase dite «supercritique», technique déjà utilisée pour «décaféiner le café». Il faut pour cela déconstruire et reconstruire un liège «aggloméré» qui fournit des bouchons définitivement débarrassés, nous assure-t-on, du goût de leur nom. On peut aussi accepter de vivre dans un monde où le liège ne serait plus qu’un souvenir; un monde ne connaissant plus que le bouchon synthétique et la capsule métallique; un monde enfin débarrassé de toutes les mauvaises odeurs; un monde sans soupers, fins ou pas; un monde où aucune femme ne raterait plus jamais les véritables mayonnaises qu’elles ne prendraient plus jamais plaisir à monter. Quelque chose comme un équivalent des enfers. En pire.
Jean-Yves Nau
Image de Une: fruit | wine / Robert S. Donovan via Flickr CC License By