Chaque année, depuis l’an 2000, Keith Jarrett, accompagné de Gary Peacock à la contrebasse et de Jack DeJohnette à la batterie, vient à Juan-les-Pins. À chaque fois, la pinède affiche complet, grâce à un public fidèle dont certains ne semblent venir que pour ce concert. Et Jarrett se livre, à chaque fois, au même rituel de préparation de sa scène pour permettre à ses auditeurs de bénéficier des meilleures conditions d’écoute.
Un rituel scénique
Très concrètement, cela signifie: disparition de l’écran géant sur la gauche, sur lequel était retransmise l’image du concert; suppression des néons des baraques à sandwichs alentour; disparition du présentateur des soirées et du petit journal vidéo diffusé jusque-là dix minutes avant le début des concerts; longs réglages de l’accordement du piano avant la première partie et pendant l’entracte; soirée entière dédiée au seul trio. Le temps de s’apercevoir de tout cela, et d’en concevoir une certaine satisfaction, le concert commence.
Une première pièce, «You go to my head», puis une deuxième, «Blues in G», composée par Jarrett. Perception inhabituelle de l’espace sonore. Pour la première fois depuis le début de Jazz à Juan, le son semble centré, alors qu’il est d’habitude fortement latéralisé, avec les deux séries de haut-parleurs placés de part et d’autre de la scène. Est-ce le registre, doux et mélodique, des morceaux interprétés? Ou est-ce que le trio a choisi un son acoustique?
Comme d’habitude, le piano, évidemment très présent, ne gêne pas la contrebasse et la batterie, dont DeJohnette sait toujours sortir des sons d’une fine précision. Si l’on entend clairement chacun des instruments depuis la place qu’ils occupent respectivement dans une grande proximité spatiale, l’alchimie du trio opére presque sans regards échangés, tant la complicité est grande entre les musiciens. Renseignement pris auprès de l’ingénieur du son: Jarrett a demandé de baisser au maximum la sonorisation, pour recréer l’ambiance d’un club de jazz. Sauf que, derrière la scène, c’est le décor magnifique, déjà célébré ici l’année dernière, de la mer éclairée par la pleine lune et, régulièrement, par un petit phare...
Mélancolie
Après une première partie presque retenue, où Jarrett semble avoir choisi des ballades dont les titres mêmes signalent une attention particulière au temps qui passe («The Bitter end», «Once upon a time»), le trio redémarre avec «Night and Day» et installe décidément une atmosphère mélancolique, où affleure une dimension personnelle («Answer my love»), et qu’interrompent deux pièces plus rythmées d’Ornette Coleman, «When will the Blues Live» et «The Blessing». Ces légers changements de tempo nous attirent vers la scène, en même temps que la musique nous assaille, et s’adresse à notre intériorité.
Quelque chose de vital se dégage de ce mouvement d’aller et retour. C’est ce que Michelet appelait le «mystère des grandes assemblées», où la rigueur apportée à transmettre un savoir, une expérience, une pratique artistique, suppose un échange partagé: «si je croyais, disait Michelet à ses auditeurs du Collège de France, que mes paroles risquassent de geler en l’air et d’être reproduites ainsi, isolées de celui pour qui vous avez quelque bienveillance, je n’oserais plus parler. Je vous enseignerais quelque table chronologique, quelque sèche et triviale formule; mais je me garderais d’apporter ici, comme je fais, moi-même, ma vie, ma pensée la plus intime.»
Ceux qui voudront savoir quel est l’état d’esprit actuel de Keith Jarrett se reporteront (article payant) à l’entretien qu’il a accordé à Francis Marmande. Le concert se termine par Billie Holiday, et son «God Bless the Child» revu par le trio. Ainsi construite, cette soirée ressemble à une sorte de dernière fois, l’expression d’une perfection simple, une épure, quelque chose qui est terminal et qui, pourtant, ne peut pas s’arrêter.
Christian Delage