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Cambodge: les leçons du procès Douch

Temps de lecture : 7 min

Le responsable de la prison S-21 où furent tués 15.000 personnes a été condamné à 35 ans de prison. Le procès de plus hauts responsables peut suivre.

Photos de victimes au musée Tuol Sleng du génocide, ancienne prison S-21. REUTER
Photos de victimes au musée Tuol Sleng du génocide, ancienne prison S-21. REUTERS/Damir Sagolj

Lors de l’ouverture, en février 2009, de la première audience du procès intenté au responsable Khmer rouge de la prison S-21, je me demandais si ce procès n’avait pas déjà eu lieu. En effet, l’enquête historique – effectuée plutôt à l’extérieur du Cambodge – et le travail de mémoire – pris en charge à Phnom Penh par des associations comme DC Cam – ont été largement faites pendant les trente années qui ont précédé la mise en accusation de Kaing Guek Eav, alias «Douch», condamné lundi matin à 35 ans de prison. Que pouvait-on attendre de cette focalisation sur la prison où furent torturés puis exécutés près de 15.000 Cambodgiens, sachant que les principaux responsables khmers rouges, Khieu Sampan, Nuon Chea, Ieng Sary et son épouse Ieng Thirith, dont l’échelle des crimes est au moins cent fois plus importante, sont toujours en attente d’être jugés, pour avoir commis ce que le Tribunal a qualifié de «génocide»?

Le travail des «Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens» (CETC) a fini par aboutir à un premier résultat, non sans de nombreuses difficultés. Publicité des débats aidant, le peuple cambodgien a vu fonctionner une instance qui pourrait augurer, à moyen terme, de la transformation du système judiciaire cambodgien, vers plus de transparence et d’ouverture sur la société, bref vers sa démocratisation.

Il est néanmoins loin d’être sûr que les magistrats nationaux travaillant dans les CETC aient agi en toute indépendance. Le Premier ministre Hun Sen a exprimé publiquement et à plusieurs reprises son refus de voir s’élargir le nombre d’anciens khmers rouges qui pourraient, après Douch, être jugés. La démission surprise, en juin dernier, du co-procureur international, le canadien Robert Petit, quoique justifiée par des raisons personnelles, a été analysée sur place comme la conséquence du désaccord survenu, le 8 décembre 2008, avec Chea Leang, son homologue cambodgien, à propos du «nombre de personnes à inculper, le co-procureur canadien souhaitant engager des poursuites au delà des cinq accusés déjà sous les verrous.»

Toujours en juin, les CETC avaient également rendu public un autre désaccord, entre les juges d’instruction Marcel Lemonde et You Bunleng cette fois, au sujet de l’ouverture de nouvelles enquêtes sur les crimes commis au Cambodge entre 1975 et 1979.

Derrière le financement

Côté financement par les Nations Unies, j’avais également noté le paradoxe à voir le Japon et l’Allemagne, dont le jugement des principaux criminels avait permis, après 1945, de donner naissance à une première forme de justice internationale, devenir les principaux bailleurs de fonds du tribunal, aussi bien pour la part ONU que pour celle de l’État cambodgien. Le 2 juillet dernier, lors d’une cérémonie officielle, l’ambassadeur japonais au Cambodge avait officiellement versé aux CETC l’argent nécessaire au paiement — le budget des CETC pour les deux années 2010/2011 est estimé à 85 millions de dollars, pendant un semestre, des salaires des employés cambodgiens du Tribunal, alors que ceux-ci n’avaient pas été réglés depuis le mois d’avril.

De manière plus générale, la gestion cambodgienne de fonds provenant, via l’ONU, de pays étrangers, a fait l’objet à plusieurs reprises, d’accusations de corruption.

Les motivations des grandes puissances qui financent le Tribunal ne dépendent pas uniquement de la volonté que justice soit faite. Elle ne peut que rarement être unanime, au moins au sein des instances décisionnaires de l’ONU. Il faut bien, dans certains cas, qu’un rapport de forces s’exerce, pour faire accepter des décisions qui sont contraires aux intérêts politiques de certains. La Chine est hostile à la mise en jugement des khmers rouges, tandis que les États-Unis ont attendu le dernier moment pour soutenir, à titre purement symbolique, le financement des CETC. Le Japon, de son côté, subventionne le développement de l’économie cambodgienne, pour favoriser ses propres investissements locaux. Les écoles privées qui se développent dans la capitale ont adopté la langue anglaise (et le modèle libéral), là où, historiquement, culture et langue française étaient dominantes.

La France, troisième pays financeur, ne voulait d’ailleurs pas donner l’impression d’agir dans le prolongement de sa présence «protectrice» au Cambodge. Elle a joué un rôle majeur dans la mise en place d’un bureau d’aide aux victimes, puis dans le soutien aux associations non gouvernementales qui ont aidé les familles à se porter partie civile, dans le procès de Douch, comme dans celui à venir: pour les représentants d’Avocats sans frontière, qui bénéficient d’une subvention de l’ambassade de France d’un montant total de 275.000 dollars, à «l’aube du prochain procès, où comparaîtront quatre des hauts dirigeants politiques de l’époque, plus de 3.000 parties civiles sont aujourd’hui constituées. Que de chemin parcouru!».

La bonne foi de l'accusé

Venons-en à l’accusé et à sa conduite pendant les 77 jours d’audience de son procès. Celui-ci s’était d’abord déclaré coupable, tout en s’abritant derrière l’argument classique, déjà réfuté à Nuremberg, de l’obéissance à un ordre supérieur, et avait sollicité le pardon de ses victimes. C’était la raison pour laquelle l’un de ses avocats, François Roux, avait accepté de le défendre, d’une manière dont l’intégrité a été saluée par la plupart de ses confrères, ce qui le différencie du (trop) médiatique Jacques Vergès, impliqué un temps (et uniquement pour provoquer des obstructions) dans le procès à venir.

Douch a pleuré au moins à deux reprises, une fois lors d’une audience et une fois «en différé», lors de la diffusion, au sein du tribunal, d’un extrait de la reconstitution organisée en février 2008 sur le site de la prison S-21, où il avait été transporté dans le cadre de l’instruction. Francis Deron rapportait alors qu’il «avait pleuré devant les ossements rassemblés d’une quinzaine de milliers de victimes des Khmers rouges, sur le terrain des “champs de la mort“.»

Mais les parties civiles n’ont pas cru à sa bonne foi, et n’ont pas apprécié que des experts (Francoise Sironi-Guildbaud et Ka Sunbaunat) aient été mandatés par les juges d’instruction pour évaluer sa psychologie. Ceux-ci ont expliqué qu’«il a souvent commis des actes en rationalisant le fait qu’il n’avait pas d’autre choix. Il s’est reclus et a évité plusieurs situations, de sorte qu’il ne verrait ni n’entendrait ce qui se passait dans les murs de la prison. De façon significative, il a eu recours à un “dédoublement“ psychologique, dans lequel il était en mesure de séparer des activités différentes et contradictoires dans sa vie. »

Coup de théâtre. Lors de la dernière semaine d’audience, en novembre 2009, Douch a demandé à être libéré, tandis que son avocat cambodgien réclamait son acquittement. Se sentant trahi, François Roux, désavoué par son client, alors qu’il plaidait pour les «circonstances atténuantes», a dû interrompre sa défense.

Il est trop tôt pour évaluer le rôle du procès dans la socialisation de l’histoire des Khmers rouges et le travail de mémoire de la société cambodgienne. Il est néanmoins certain que la «mise en situation» effectuée par le cinéaste Rithy Panh, loin d’être invalidée par le cours de l’audience, garde toute sa force. Il suffit de voir comment la déposition de Him Huy, si précieuse dans le film S-21, la machine de mort khmère rouge, a tourné à la confusion, en raison, entre autres, des «questions à rallonge des juges, [des] “demandes de précision“ hors propos des parties civiles ainsi [que] d’un témoin soucieux de ne pas trop s’incriminer».

Désormais bien rôdées, les CETC sont prêtes à passer au cas n°2 (Khieu Sampan, Nuon Chea, Ieng Sary et Ieng Thirith), le plus important, puisqu’il devrait permettre, à travers le jugement des prévenus, et devant des parties civiles nombreuses et organisées, de juger l’histoire générale des crimes commis par les Khmers rouges. Un colloque international permettra de réunir à New York, les 16 et 17 septembre 2010, le juge Robert Petit, l’avocat François Roux et l’experte auprès des CETC Françoise Sironi pour tirer un bilan de ce premier procès.

Christian Delage

Lire également le blog d’Arnaud Vaulerin sur le site de Libération, et les comptes rendus du site d’information sur le Cambodge, ka-set.

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