En ce début d’été stambouliote, la soirée s’annonçait parfaite, raffinée et conviviale. L’une des plus grosses fortunes de Turquie, la famille Sabanci, avait prêté ses jardins privés. Nommées d’après les grandes villes turques ou françaises, «Istanbul», «Toulouse», «Paris», «Bodrum», les tables, dressées en bordure du Bosphore, réunissaient une centaine de convives. Quelques Turcs mais plus encore de Français: ministre et anciens ministres (Pierre Lellouche, Jean-Pierre Jouyet, Catherine Lalumière, Christian Pierret), députés ou sénateurs, du PS ou de l’UMP, hommes d’affaires et intellectuels. Bref du beau monde, du pouvoir politique et économique, et des «opinion makers» comme disent les Américains. On était là pour «mieux se connaître» à l’invitation de l’Institut du Bosphore, créé en 2009 aux frais exclusifs de la Tusiad, le Medef turc. Le service était attentif, l’air léger. D’ailleurs le vin choisi, un grand crû turc, ne portait-il pas le nom de «consensus»?
Affable et tout sourire, le Président de la république de Turquie prend alors la parole:
«L’orientation stratégique fondamentale de la Turquie est et reste l’Union européenne (.. .) mais il faut être réaliste, et reconnaître que dans les relations entre la France et la Turquie, il y a un problème».
Léger frisson parmi les tables. Puis, Abdullah Gül interroge l’utilisation électoraliste de l’épouvantail turc par certains politiques français et le refus par ces mêmes Français de négocier sur cinq chapitres qui entraîneraient de facto l’adhésion de la Turquie.
Assis à la même table que le Président turc, le secrétaire d’Etat chargé des affaires européennes Pierre Lellouche écoute. Le matin même, en ouverture de cette rencontre, il avait exposé la politique turque de la France dans un discours, bien construit et argumenté:
«La Turquie a son projet : elle est candidate à l’adhésion à l’Union européenne. C’est son droit, nous ne lui contestons pas. Quant à la position de la France, elle est bien connue; elle a été énoncée à plusieurs reprises par le président de la République et n’a pas varié : la France n’est pas favorable à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne».
Qu’offre alors la France à la Turquie? La perspective d’un renforcement des relations bilatérales franco-turques, le terme de «partenariat privilégié» désormais proscrit est remplacé par celui de «partenariat stratégique» avec en prime, il est vrai, le projet encore bien mal assuré de l’Union méditerranéenne.
A qui sait lire et entendre, les propos d’Abdullah Gül constituent un désaveu pour notre secrétaire d’Etat chargé des Affaires européennes. En guise de réponse à ce dernier, le Président turc enfonce d’ailleurs le clou:
«Le processus d’adhésion à l’Union européenne forme une partie inséparable des relations bilatérales».
Quelques Français sont sous le choc: «Quelle arrogance, quelle agressivité, s’étonne le lendemain matin un député UMP. Maintenant que la Turquie a réinstauré son influence dans la région, elle vient nous donner des leçons!»
Côté turc, le son de cloche diffère: «Abdullah Gül a cherché à remettre les pendules à l’heure en expliquant que la politique turque de puissance régionale n’était pas une “alternative” à son adhésion à l’UE, et qu’au contraire elle est ancrée dans l’identité européenne et au service de celle-ci. Mais il a mis l’accent sur l’absurdité de l’attitude française, compte tenu des convergences de fond entre les intérêts économiques et politiques des deux pays», juge un invité.
«Je pense qu’Abdullah Gül est sincère quand il affirme que l’intégration à l’UE est toujours d’actualité pour la Turquie, car en fin de compte, la Turquie a besoin de l’Europe surtout pour vaincre ses propres démons et Gül en est parfaitement conscient», précise l’universitaire Füsun Türkmen qui vient de publier un ouvrage consacré au retour des nationalismes en Turquie et en Europe.
Contraste donc entre un Président turc un peu plus offensif qu’à l’habitude et un secrétaire d’Etat français invoquant un apaisement des relations franco-turques.
«Tout cela m’agace! Désormais, le discours français officiel consiste à dire que ça va mieux, que les relations avec la Turquie sont moins crispées, qu’elles se sont “normalisées”, analyse Didier Billion chercheur à l’IRIS. Si on s’en tient à la forme, d’accord mais sur le fond, c’est du pipeau! On n’avance pas du tout! Je ne crois pas qu’il y ait une évolution de la position de fond».
De fait, la France joue un rôle actif pour bloquer les négociations avec la Turquie. C’est la France qui bataille pour enlever de tous les textes rédigés à Bruxelles la mention d’une future «adhésion» de la Turquie à l’Union européenne au profit d’une nouvelle formule moins engageante pour l’avenir, c’est la France encore qui bloque ces cinq chapitres pouvant préjuger de l’issue finale de ces négociations.
«La France n’est pas la seule à s’opposer à la perspective d’une adhésion turque mais elle est la seule à l’exprimer haut et fort et à faire suivre ses déclarations d’effets, les Turcs n’ont donc pas tort d’en vouloir d’abord à la France», confie un haut fonctionnaire en charge des négociations entre la Turquie et l’Union européenne à Bruxelles.
Les négociations sont passées à deux doigts d’être interrompues fin 2009 puisque la Turquie ne reconnaît toujours pas l’un des membres de l’Union européenne, Chypre, dont elle occupe militairement le nord. Mais les Britanniques, les Polonais, les Espagnols et même les Grecs s’y sont opposés.
L’adoption de l’acquis communautaire, clé de l’adhésion turque, nécessite que la Turquie et l’Union européenne adoptent 35 chapitres. Depuis octobre 2005, date du début des négociations, un seul (science et recherche) a été fermé. Douze autres seulement ouverts, dont le dernier, sur la sécurité alimentaire, le fut à l’arraché le 30 juin dernier, huit heures avant… que ne sonnent les douze coups de minuit, terme de la présidence espagnole! «Nous avons constaté que la Présidence espagnole a tordu les procédures, accéléré le processus et laissé très peu de temps aux Etats membres pour examiner les conditions d'ouverture. L'Espagne voulait coûte que coûte ouvrir “son” chapitre», explique un diplomate français.
Ce qui reste à négocier tient de la peau de chagrin, poursuit-il:
«Compte tenu de tous ceux qui sont bloqués, 18 en tout, soit par la France, soit par l’UE et par Chypre, seuls quatre chapitres restent sur la table de négociation. Mais leur ouverture sera difficile, poursuit ce diplomate. Le chapitre sur la politique sociale et l’emploi paraît même hors de portée car il nécessite que la nouvelle Constitution turque reconnaisse le droit de grève, ce qui n’est pas le cas. Ceux sur la concurrence et les marchés publics font l’objet de débat au sein du Parti pour la justice et le développement (AKP) au pouvoir. Ceux qui y sont opposés au sein de l’AKP font valoir le rapport coût / avantage. Puisque nous ne sommes même pas assurés d’une perspective d’adhésion, pourquoi adopterions-nous une législation si contraignante et coûteuse?, objectent-ils non sans raison».
Conséquence et quoiqu’en dise Abdullah Gül, l’élan de la Turquie pour l’Union européenne n’est plus ce qu’il était. Les réformes ont connu un coup d’arrêt. Et puis l’Union européenne elle-même est beaucoup moins attirante, certains évoquent même sa disparition. Ce que l’on ne peut imputer au gouvernement turc. Enfin, dépités par les rebuffades européennes, les Turcs qui soutiennent le processus de négociation à l’UE sont désormais minoritaires, autour de 40% de la population contre 70% au début des négociations.
«L’attitude française a affaibli la position du gouvernement turc qui avait été élu en 2001 sur un programme pro-européen et qui a fait dans un premier temps des réformes remarquables en matière de démocratisation, considère le constitutionnaliste Alain Bockel; l’attitude française a participé à ce que l’opinion turque se détourne de Bruxelles».
Comme la France, la Turquie connait une nouvelle poussée identitaire et comme Nicolas Sarkozy, le Premier ministre turc sait compter. Si Tayyip Erdogan cède sur la souveraineté turque sans garantie d’adhésion, il risque de perdre le soutien d’une bonne part de son électorat. L’approche turque a donc changé. Plus question d’entrer en Europe par la petite porte. La Turquie doit être acceptée, si ce n’est désirée, en tant que puissance régionale et économique émergente, nécessaire à la vieille Europe.
La soirée stambouliote avec le président Abdullah Gül a marqué les esprits. «Europe-Turquie : ne sifflons pas la fin de la partie», préconisent de retour d’Istanbul Henri de Castries, Jean-Pierre Jouyet et Olivier Ferrand. Leur tribune n’apporte aucun nouvel argument mais confirme la thèse de Dorothée Schmidt, chercheuse à l’Ifri, qui veut que «sur le dossier turc, les élites françaises se soient “rocardisées”. Elles reprennent désormais les arguments économiques, stratégiques et culturels développées par l’ancien Premier ministre Michel Rocard dans son livre “Oui à la Turquie”. Et paradoxalement, c’est ce dernier qui semble aujourd’hui le plus pessimiste!».
Il n’est en effet pas exclu que la roue ait tourné et que la perspective d’une intégration de la Turquie se soit définitivement éloignée. La faute à qui ? Aux Turcs sans doute mais surtout aux Européens, avec une mention spéciale pour les Français.
Ariane Bonzon