Fiche technique de la pièce: «L’Homme sans qualités», mis en scène de Guy Cassiers, d’après le roman de Robert Musil. Spécialiste des adaptations des monuments de la littérature (à la Recherche du temps perdu, Au dessous du volcan de Malcom Lowry) le flamand Guy Cassiers se sert depuis vingt ans des technologies de l’image pour incarner une écriture.
Présentation de l’argument: L’homme sans qualités est le grand œuvre de l’auteur autrichien Robert Musil, le «Proust viennois», mort en 1942. Livre prémonitoire et d’une effrayante lucidité, puisqu’il anticipe les grandes catastrophes du XXe siècle, il narre les aventures, autour de son héros, Ulrich, d’une micro-société pétrie de contradictions. Nous sommes en 1913: sous prétexte de fêter dignement le 70e anniversaire de l’arrivée sur le trône de l’Autriche-Hongrie de l’empereur François-Joseph, Ulrich est chargé de la création d’un parti «L’action parallèle». Chaque personnage est porteur d’une ou plusieurs idées dont Ulrich est chargé de faire l’impossible synthèse…Le seul point commun qui unit tous les personnages est leur aveuglement face au tremblement de terre planétaire qui s’annonce... Le travail de Guy Cassiers ne concerne que la première partie du roman, divisé en trois volets, dont il présentera la totalité à l’automne 2012.
Plutôt que de se livrer au jeu critique habituel, nous avons décidé de partager en deux le regard sur la pièce, et d’en tirer une conversation.
Présentation des protagonistes : Dominique Frot, comédienne. Alain Dreyfus, journaliste.
Alain Dreyfus: L’adaptation de Guy Cassiers a le mérite d’innover en s’attirant ce reproche inédit: trop de corps et trop de texte… Le livre est aride, presque désincarné. Musil l’a définitivement inachevé en 1935, ce que comme beaucoup de ceux qui s’y sont essayés, je n’ai pu faire encore… Quant au spectacle, on ne sait pas où donner de la tête: la lecture et la longueur des surtitres (la pièce est en néerlandais) capte le regard au détriment de ce qui se passe sur scène…
Dominique Frot: Pourquoi tu dis «ce livre n’est pas facile?». On a vu une pièce qui m’a donné tellement envie de dévorer ce livre que je l’ai acheté alors que je l’ai déjà chez moi. Je dis dévorer, parce que c’est un livre qui ne peut s’entendre que vite, et hier, c’est vite qu’on l’a entendu.
AD: Il faut le dire vite ! Il y a au moins trois idées par phrases, et ce ne sont pas des idées simples!
DF: Arrête d’appuyer sur les freins! L’accumulation des pensées que porte l’Homme sans qualités nécessite de s’abandonner à la vitesse, qui seule permet à toutes les contradictions de s’affronter dans un temps restreint et de s’accepter ainsi les unes les autres par excès, et non par défaut. Cette gymnastique un peu effrayante au départ coule ensuite comme de ruisseau… Ecoute ce qui dit Musil :
«Les idées ressemblent à ces substances qui dès qu’elles entrent en contact avec l’air se transforment en une autre substance».
AD: Ce glissement constant d’une pensée et d’une chose à l’autre, c’est épuisant pour le spectateur…
DF : Que crois-tu qu’on puisse faire de mieux que de glisser d’une chose à l’autre? D’ailleurs, le décor de la pièce, qui n’en est pas un puisqu’il fonctionne entre géométrie et matière vidéo, se métamorphose constamment. Cette opposition entre les lignes droites et la mutation continue des éléments visuels nous fait ressentir cette quête première de l’Homme sans qualités, qui veut saisir la réalité dans sa totalité et qui risque ainsi de sombrer dans la nausée.
AD : Comme le Roquentin de la Nausée de Sartre?
DF: Exactement : Musil définit la nausée bien avant Sartre. C’est, écrit-il, «la perte de l’unité de l’être et la fragmentation de la réalité en milliards de petits morceaux qui n’ont plus de liens». Le décor me parle de ça: d’une réalité qui se donne, puis disparaît quand on croit la saisir.
AD : Mmmh… Tu as remarqué qu’il y avait des acteurs sur le plateau?
DF : Justement! Encore un mot sur le décor, il est très présent et étonnamment discret. Il est bourré d’écrans qui ne font pas écran à notre paysage intérieur. Bien au contraire, il le révèle. En ce sens, ce décor est un acteur. Et ce qu’on en dit là, on peut le dire pour chacun des personnages qui sont sur le plateau. Le jeu des acteurs est de cet ordre: discret et très présent. Pas d’emphase chez les comédiens, ni dans les gestes ni dans les voix d’une inquiétante douceur. Ces masses de textes, ils trouvent en toute fluidité le moyen de les jongler, et rares sont les mots qui tombent à terre. En bref, cette pièce, captivante, qui m’a happée comme rarement, reste sans qualités. Et, sans jeu de mot, c’est une grande qualité sans laquelle cela aurait été un échec.