Papperlappap, un projet de Christof Marthaler et Anna Viebrock.
Rarement la Cour d’honneur du Palais des papes qui pourtant en a vu d’autres aura été à pareille fête. Le plateau géant qui fait face aux 2.000 spectateurs massés sur les gradins sert de remise à un matériel digne d’une brocante des compagnons d’Emmaüs. Empilement de frigos et de cuisinières, distributeur de Coca, confessionnal géant, quelques bancs pour les fidèles, une poignée de tombeaux épiscopaux et, au beau milieu, une machine à essorer empruntée à une laverie automatique à hublot vitreux, qui nous regarde de son œil de cyclope.
Le tout repose sur un lino décati.
La façade hiératique du chef d’œuvre de l’architecture médiévale a pris un coup de jeune: les nobles ouvertures ont été agrémentées de cadres en PVC double vitrage et de fort laides boîtes à ventilo, comme celles qui pullulent dans les arrières cours new-yorkaises. Le spectacle peut commencer.
Hagarde et guidée par la canne blanche d’un aveugle roux, hirsute et vociférant, une bande de déséquilibrés endimanchés s’extrait péniblement d’un camion à la bâche fatiguée, pour se dissoudre en flâneurs indécis, explorant chacun pour soi cet univers chaotique. L’aveugle glisse sa tête dans l’essoreuse, qui, dit-il, est la châsse qui contient les reliques du Saint Suaire, et miracle! recouvre la vue.
Les miracles sont comme les ennuis, ils n’arrivent jamais seuls. Dans un ronronnement infernal, des étincelles jaillissent de l’ouverture grillagée du confessionnal. La foule se précipite et s’agenouille devant cette manifestation divine au chalumeau sur les bancs attenants. Dans des positions qui incitent davantage à la sodomie qu’à la dévotion, comme on le verra par la suite.
Bien malin qui trouvera un fil conducteur à cette suite de scénettes hilaro-délirantes, si ce n’est que les dogmes bullés au fil de l’histoire par la ribambelle des souverains pontifes n’en sortent pas grandis. Le spectacle est de peu de mots et de beaucoup de gestes, souvent délicieusement obscène. Mais, miracle encore, on entend des voix. Et quelles voix! En plus d’êtres pourvus de silhouettes invraisemblables, les comédiens et comédiennes de la troupe de Christof Marthaler sont experts en art lyrique. Ils sont à même d’interpréter dans des situations insensées des arias d’opéra, des extraits du requiem de Mozart ou, à capela, de sublimes canons aux accents grégoriens.
Le contraste entre la trivialité raffinée du décor, conçu par la décoratrice Anna Viebrock, complice de toujours du metteur en scène suisse allemand, et la beauté sublime des parties musicales mettent le spectateur dans une position étrange, entre le rire, l’effroi et la grâce. Cette grâce peut même aller jusqu’à la crainte de la damnation. Voici comment: d’une fenêtre ouverte, on devine le profil d’un violoncelliste qui entame un solo, dont le son monte progressivement jusqu’à un insoutenable (et très long) paroxysme. En comparaison, le célèbre morceau de Jimi Hendrix détournant l’hymne américain a presque des allures de berceuse.
Non contente d’infliger aux oreilles une torture pire que celle d’un grand inquisiteur, cette partition diabolique finit par faire trembler les gradins. On regarde, inquiet, ses voisins. Ce qui n’a rien de rassurant tant on les sent eux aussi persuadés que la structure va s’écrouler et que, personnages involontaires d’un tableau de Jérôme Bosch, nous ne serons plus bientôt qu’un amas de morts et de blessés hurlant et grimaçant leur douleur dans des torrents de sang.
Dieu merci, ce tremblement n’était qu’un habile trucage, dont nous nous refusons à livrer le pot aux roses.
Provocateur et mélomane, Marthaler, c’est bien le moins, a divisé le public (des groupes de spectateurs furieux sont sortis par grappes) et la critique, qui a pris pour l’occasion des mines consternées. Ces réactions ne sont pas tombées dans l’oreille d’un sourd et le sorcier suisse a réduit sa potion de 40 minutes, en se délestant de quelques gags trop dilués.
Si la curie romaine, plutôt en petite santé, cherchait à reprendre du poil de la bête, elle aurait tout intérêt à confier les siens au mécréant et faiseur de miracles Christoph Marthaler, qui aurait toute sa place au Vatican dans le rôle d’un machiavélique et efficace conseiller en communication.
Alain Dreyfus