Le mois dernier, le groupe brésilien Marfrig Alimentos, numéro quatre mondial de la transformation de viande, a annoncé le rachat du distributeur américain Keystone Foods pour 1,26 milliard de dollars. Un rachat stratégique puisque Keystone est, entre autres, le fournisseur de toute la chaîne de restaurants McDonald's dans le monde. L’année précédente, c’était un compatriote, JBS Friboi, numéro un mondial du bœuf, qui prenait le contrôle du producteur de poulets américain en faillite, Pilgrim's Pride, pour 800 millions de dollars.
Tout un symbole.
Alors que les pays européens se débattent dans les affres de leurs dettes abyssales et qu’aux Etats-Unis, le spectre d’une crise en W refait surface, le Brésil, puissance émergente parfaitement remise de la crise, est à l’affût des opportunités qui s’offrent dans les pays développés affaiblis. Et pas seulement en agroalimentaire. Le groupe sidérurgiste Gerdau vient lui aussi de boucler une acquisition aux Etats-Unis, et de nombreuses PME brésiliennes font leur marché en Floride. Une stratégie soutenue activement par le gouvernement via, notamment, la fameuse Banque Nationale de développement (BNDES), ou la création récente d’un fonds souverain. Avec une volonté affichée: créer des champions nationaux capables d’acquérir des positions de leader à l’intérieur de l’immense territoire brésilien mais aussi hors des frontières, et permettre à la première puissance sud-américaine de jouer, plus encore, dans la cour des très grands.
Des multinationales, le pays en compte certes déjà, de l’avionneur Embraer à la compagnie pétrolière Petrobras en passant par Vale, premier groupe minier mondial ou, justement, JBS Friboi, implanté en Argentine, aux Etats-Unis, en Australie, en Italie.
La nouveauté, c’est qu’il s’agit là d’un mouvement de fond, d’un basculement rapide et presque naturel d’un modèle vers un autre. De passage à Paris la semaine dernière, lors d’un colloque organisé par The Economist, le secrétaire d’Etat au commerce extérieur Welber Barral l’a annoncé fièrement: sur les 4 premiers mois de 2010, les investissements directs (IDE) du Brésil à l’étranger ont, pour la première fois, dépassé de 50% les IDE qu’il reçoit. Une «tendance très récente», souligne-t-il, d’autant plus significative que les IDE vers le Brésil sont eux-mêmes repartis à la hausse et pourraient atteindre 38 milliards de dollars cette année, selon les experts. La banque Itau Unibanco table même sur un boom d’ici trois ans de ces IDE à plus de 23% du PIB.
La transformation Lula
«Dieu est brésilien!», s’était exclamé le président Lula en annonçant en 2007 la découverte de gigantesques gisements pétroliers en eaux ultraprofondes, qui devrait à terme faire du Brésil une puissance pétrolière de premier plan. Que ce pays-continent, au sol et au sous-sol si riches, ait actuellement la baraka, c’est fort possible. Mais si Dieu l’a aidé, il s’est aussi bien aidé lui-même. Pendant des décennies, il s’est débattu dans des crises à répétition (hyperinflation, instabilité sociale chronique) sans réussir à décoller. Mais depuis 1995 et, surtout, depuis l’arrivée au pouvoir de Lula en 2002, le pays s’est imposé une discipline budgétaire stricte, qui porte aujourd’hui ses fruits et lui donne d’appréciables marges de manœuvre. Le taux de chômage est faible, le système bancaire assaini, l’inflation maîtrisée, la dette publique revenue autour de 45% du PIB. Et l’OCDE prédit pour 2010 une croissance de 6,5%.
Une réussite liée en partie au souci permanent de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier.
Surfant sur l’explosion des OGM, le pays est devenu un exportateur majeur de produits agricoles, numéro un ou deux en bœuf, poulet, soja, café, sucre etc... et a bénéficié grandement de la flambée des cours et de la demande asiatique. Mais en cherchant toujours à diversifier ses clients. Welber Barral reconnaît que l’Asie représente aujourd’hui 28% des exportations totales (17% à 20% rien que pour la Chine). «C’est beaucoup mais pas assez pour que l’on puisse parler de dépendance», estime-t-il, soulignant en outre que les flux vers l‘Amérique latine progressent plus vite que vers l’Asie.
Parallèlement, le pays a développé son industrie de transformation — 60% de ses exportations sont des produits manufacturés — et multiplie les initiatives pour inciter les entreprises à se tourner vers des produits à plus forte valeur ajoutée. Mais aussi, d’autre part, à s’internationaliser.
Tout n'est pas rose
Certes aujourd’hui, les Cassandre crient au risque de surchauffe, s’inquiètent de la valorisation du real, des problèmes persistants de violence et d’insécurité. Pourtant, pour optimistes, voire euphoriques qu’ils soient, les responsables politiques et économiques brésiliens semblent très conscients des défis lourds qui leur restent à surmonter, qu’il s’agisse des énormes besoins en infrastructures de transport, de l’amélioration de la compétitivité des entreprises ou de la nécessaire réforme de la fiscalité, l’une des plus élevées d’Amérique latine.
Cela dit, même si le Brésil défend bec et ongle ses intérêts et son rang dans le commerce mondial, même s’il cherche sans cesse à peser davantage sur la scène internationale, la prospérité future de ce pays de près de 200 millions d’habitants dépend d’abord et plus que jamais de son marché intérieur. Comme le rappelait récemment le patron de General Motors Mercosur, Javier Ardila, «la consommation des ménages représente 63% du PIB, un score presque égal à celui des Etats-Unis». Les programmes sociaux conduits par le gouvernement Lula ont fait reculer la pauvreté et émerger une classe moyenne avide de consommer (même à crédit), passé en 15 ans de 32% à plus de 50% de la population totale. Une autre mutation profonde, sur laquelle peuvent s’appuyer les entreprises brésiliennes avant de se lancer à l’assaut du monde.
Anne Denis