De toutes les approches que suscite un grand festival international de cinéma, une des plus intéressantes reste de donner accès à des récits, des situations, des manières de vivre et des imaginaires du monde entier. Et en particulier de régions du monde moins familières aux spectateurs occidentaux.
Le Festival de Cannes a rarement été aussi ouvert sur le monde que cette année, avec des propositions significatives –à la fois en matière de diversité géographique et de variété des approches artistiques– et des capacités d'approcher des réalités «locales» pas si fréquemment représentées. Certains pays étaient ainsi pour la première fois à Cannes, ou même dans un grand festival international: le Soudan, la Mongolie, la Jordanie.
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Pas question de citer et de commenter ici tous les titres, mais en fin de texte figure une liste exhaustive des longs métrages de ces diverses origines qui ont été présentés dans les différentes sélections. Outre ceux déjà chroniqués ces derniers jours sur notre site, voici seulement une tentative de survol de l'ensemble de ces continents, avec un éclairage sur quelques films mémorables. En espérant que ceux-là au moins trouveront un accès vers les grands écrans français et offriront ainsi l'occasion d'y revenir.
L'Afrique et le monde arabe et moyen-oriental
Avant même le début du festival, on a noté une présence supérieure à l'ordinaire de l'Afrique, d'ailleurs soulignée par Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes, lors de sa présentation de la sélection officielle le 13 avril.
À ce constat, exact, il convient d'y apporter deux nuances. D'abord, les films africains ne sont pas si nombreux. Mais ils étaient, si on ose dire, tellement absents les années précédentes que la moindre hirondelle apparaît comme un printemps à elle seule.
Ensuite, il y a quelque malentendu à mettre dans le même panier le Maghreb et l'Afrique subsaharienne. Il ne s'agit pas ici d'un débat théorique et général, mais de prendre acte de situations différentes.
Il existe désormais deux grands organismes dédiés au soutien aux films du monde arabe: l'un au Qatar, le Doha Film Institute, l'autre en Arabie saoudite, à l'enseigne du Red Sea Festival. Rivalisant d'initiatives et richement dotés, ils ont joué un rôle important dans la présence de films de cette région, celle que le monde anglo-saxon appelle MENA (Middle East and North Africa) sur les écrans internationaux, et notamment à Cannes.
Toute classification a sa part d'arbitraire, et il y a des raisons d'y inclure des pays où l'islam joue un rôle majeur sans être des pays du monde arabe: la Turquie ou l'Iran, grandes nations de cinéma. On rappellera donc l'évidence de Nuri Bilge Ceylan avec Les Herbes sèches, et la présence, inhabituellement faible cette année de l'Iran, avec un seul film, le pamphlet antisystème Terrestrial Verses.
Mais parmi les films de cette région, on soulignera des réussites venues de Tunisie (Les Filles d'Olfa de Kaouther Ben Hania) et du Maroc, en particulier le très inventif et émouvant La Mère de tous les mensonges. La jeune réalisatrice Asmae El Moudir y parvient, grâce à des dispositifs à la fois simples et riches d'effets, à évoquer à la fois un drame personnel et familial et la terreur de masse exercée par Hassan II à l'occasion des massacres de Casablanca en 1981.
Vue à travers son portrait dessiné, l'extraordinaire personnage de la grand-mère tyrannique qui a peut-être sauvé sa famille, dans La Mère de tous les mensonges d'Asmae El Moudir. | Insight Films
La réalisatrice marocaine mobilise aussi bien le recours à des figurines, à des maquettes, à la musique, à des jeux de lumière, que l'intervention de témoins et de victimes. Et elle parvient à faire exister un événement sur lequel le régime avait réussi à imposer une complète omerta, au prix de centaines de morts et de milliers de prisonniers politiques souvent restés enfermés dans des conditions atroces pendant plus de dix ans.
D'Afrique subsaharienne, outre le beau Nome déjà évoqué, on saluera surtout la multiplicité des approches et des regards sur des réalités complexes. Aux cinq films présentés dans les sélections, et originaires du Sénégal, du Cameroun, de République démocratique du Congo, du Soudan et de Guinée-Bissau (soit essentiellement d'Afrique francophone), il faut ajouter deux hommages à des figures fondatrices du cinéma subsaharien, Ousmane Sambène célébré par le Pavillon des Cinémas du monde de l'Institut français et Souleymane Cissé récipiendaire du Carrosse d'or attribué par la Quinzaine des cinéastes.
Amérique latine: retour et révélation
D'Amérique latine, on saluera en particulier un retour longuement attendu et une révélation. Le retour est celui de l'Argentin Lisandro Alonso. Son Eureka est une sorte de danse chamanique en trois temps, évoluant comme dans un songe de la mémoire des Amérindiens, fabriquée par l'imagerie colonialiste et génocidaire du western vers le sort des natives aux États-Unis aujourd'hui, puis au rapport au monde des peuples autochtones amazoniens.
La révélation concerne un film chilien, Los Colonos (Les Colons), premier long métrage de Felipe Gálvez, situé au tournant des XIXe et XXe siècles dans les immenses plaines de Patagonie. Un souffle épique porte de bout en bout cette évocation d'une conquête de l'espace et des esprits par différents types de colons, agraires et brutaux, puis urbains et madrés, tout en faisant place à des aspects légendaires, voire mystiques.
Les Colons se déploie autour de la figure centrale d'un Mapuche métis participant à une expédition de rapines et d'extermination commanditée par un grand propriétaire. Les rebondissements dramatiques, les rencontres inattendues, mais aussi la présence des corps humains, des animaux, de la végétation, de la mer et des montagnes contribuent à l'intensité impressionnante du film, assurément une des principales révélations de cette édition cannoise.
L'Asie, féconde, multiple et inégale
Avec dix-huit films à Cannes, le continent asiatique reste un espace fécond de cinéma. La Corée du Sud détient le record du nombre de titres présentés, du fait de son usage habile des films de genre, thriller, fantastique et horreur –à côté de De nos jours de l'imperturbable et prolifique Hong Sang-soo, dont chaque nouvelle réalisation est un nouveau bonheur.
La Chine est aussi bien représentée, avec évidemment en premier lieu les deux films magnifiques, et à leur manière complémentaires, de Wang Bing.
Parmi ses jeunes compatriotes, on remarque surtout la réalisatrice Zihan Geng, dont A Song Sung Blue réussit une belle évocation d'un éveil au désir adolescent, en réussissant à donner toute sa place à une relation entre deux jeunes femmes en déjouant l'opposition de la censure à la monstration de toute forme d'homosexualité.
A Song Sung Blue de Zihan Geng. | Totem Films
Côté japonais, outre l'intéressante proposition de Kore-eda Hirokazu (Kaibutsu - Monster) et à côté du déferlement de violence bricolant avec le burlesque du film de samouraï Kubi, du vétéran Kitano Takeshi , il faut mentionner la justesse délicate de Dreaming in Between de Ninomiya Ryutaro.
Cette chronique de la vie quotidienne d'un professeur confronté à plusieurs épreuves à la fois trouve un ton juste pour transformer un cas singulier en enjeu partageable, et les événements de chaque jour en questions décisives.
Parmi les films des autres origines, on retiendra en particulier If Only I Could Hibernate de Zoljargal Purevdash. Si l'occasion s'était déjà présentée de voir des films tournés en Mongolie, y compris par des cinéastes originaires de ce pays, il s'agissait jusqu'alors d'œuvres situées dans les steppes ou dans le passé.
Une des vertus de ce film est de donner accès à des modes de vies et à des comportements représentatifs d'aujourd'hui, et en particulier dans les «bidonvilles» où les yourtes sont désormais des abris précaires pour les victimes de l'exode rural.
Semblable survol devrait aussi inviter à relativiser ce que fait un festival comme Cannes, même en ayant développé son attention à la diversité du monde: les quarante titres listés ci-dessous représentent moins du tiers des 125 longs métrages présentés à Cannes cette année: vingt-deux en compétition officielle, vingt-cinq hors compétition, vingt à Un certain regard, dix-huit à la Quinzaine des cinéastes, onze à la Semaine de la critique, neuf dans la sélection ACID. Le chemin est encore long.
Les films sélectionnés à Cannes 2023 et non originaires d'Europe et d'Amérique du Nord (hors réédition de films restaurés).
ASIE
- Jeunesse (Le Printemps) et Man in Black, de Wang Bing (Chine)
- A Song Sung Blue, de Zihan Geng (Chine)
- Only the River Flows, de Wei Shu-jun (Chine)
- The Breaking Ice (Un Hiver à Yanji), d'Anthony Chen (Chine)
- De nos jours (In Our Day), de Hong Sang-soo (Corée du Sud)
- Project Silence, de Kim Tae-gon (Corée du Sud)
- Geomijip (Dans la toile), de Kim Jee-woon (Corée du Sud)
- Hopeless (Hwaran), de Kim Chang-hoon (Corée du Sud)
- Sleep, de Jason Yu (Corée du Sud)
- Kaibutsu (Monster), de Kore-eda Hirokazu (Japon)
- Kubi, de Kitano Takeshi (Japon)
- Dreaming in Between, de Ninomiya Ryutaro (Japon)
- Kennedy, d'Anurag Kashyap (Inde)
- Agra, de Kanu Behl (Inde)
- If Only I could Hibernate, de Zoljargal Purevdash (Mongolie)
- In Flames, de Zarrar Kahn (Pakistan)
- Bread and Roses, de Sahra Mani (Afghanistan)
- Inside The Yellow Cocoon Shell, de Thien An Pham (Vietnam)
- Tiger Stripes, d'Amanda Nell Eu (Malaisie)
MOYEN-ORIENT ET MONDE ARABE
- Les Herbes sèches (Kuru Otlar Üstüne), de Nuri Bile Ceylan (Turquie)
- Les Filles d'Olfa, de Kaouther Ben Hania (Tunisie)
- Machtat, de Sonia Ben Slama (Tunisie)
- Omar la fraise, d'Elias Belkeddar (Algérie)
- Les Meutes, de Kamal Lazraq (Maroc)
- La Mère de tous les mensonges (Kadib Abyad), d'Asmae El Moudir (Maroc)
- Déserts, de Faouzi Bensaïdi (Maroc)
- Inchallah un fils, d'Amjad Al Rasheed (Jordanie)
- Terrestrial Verses (Ayeh haye zamini), d'Alireza Khatami et Ali Asgari (Iran)
AFRIQUE SUBSAHARIENNE
- Banel et Adama, de Ramata-Toulaye Sy (Sénégal)
- Goodbye Julia, de Mohamed Kordofani (Soudan)
- Augure, de Baloji (République démocratique du Congo, RDC)
- Mambar Pierrette, de Rosine Mbakam (Cameroun)
- Nome, de Sana Na N'Hada (Guinée-Bissau)
AMÉRIQUE LATINE
- Perdidos en la Noche, d'Amat Escalante (Mexique)
- Eureka, de Lisandro Alonso (Argentine)
- Los Delicuentes, de Rodrigo Moreno (Argentine)
- Los Colonos (Les Colons), de Felipe Gálvez (Chili)
- Portraits fantômes (Retratos Fantasmas), de Kleber Mendoça Filho (Brésil)
- Levante (Power Alley), de Lillah Halla (Brésil)
FILM TOURNÉ HORS D'EUROPE PAR DES CINÉASTES EUROPÉENS
- La Fleur de Buriti (Crowrã), de João Salaviza et Renée Nader Messora (Portugais au Brésil)