Un animal mort, débité en petits morceaux répartis dans plusieurs sacs, reprend peu à peu forme entre les mains des douaniers, affairés autour d'une table en fer normalement destinée au contrôle des bagages. Au bout de quelques minutes d'un puzzle macabre, apparaît le corps d'un crocodile trouvé dans les valises d'un suspect en provenance de Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo.
Début mai, des douaniers de l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle effectuent un contrôle aléatoire sur un vol en provenance de Kinshasa (République démocratique du Congo). | Pierre Terraz
La scène, qui peut paraître surréaliste, est plutôt habituelle au terminal T2 de l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle (Val-d'Oise). C'est que le commerce illégal d'espèces sauvages, évalué à près de 23 milliards d'euros par an, est l'un des trafics les plus lucratifs au monde, juste derrière ceux des armes et de la drogue. Un bénéfice conséquent qui attire les petits marchands, autant que les organisations criminelles les mieux rodées du globe.
«Les saisies vont de la viande, destinée à la restauration, au trafic d'animaux exotiques vivants, en passant par le commerce de produits “dérivés” comme les écailles de pangolins qui servent à la médecine traditionnelle, éclaire ainsi Pascal Huet, inspecteur des douanes. Il n'y a donc pas de profil-type du trafiquant: cela va de la simple consommation personnelle au réseau criminel, en passant par le petit autoentrepreneur qui gère son business seul sur les marchés.»
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Ainsi, en une matinée de contrôles sur quatre vols, en provenance d'Hô Chi Minh-Ville (Vietnam), Douala (Cameroun), Dakar (Sénégal) et Addis-Abeba (Éthiopie), les douaniers du terminal T2 de l'aéroport de Roissy saisiront pas moins de 260 kilos de marchandises. «Une petit chiffre», confie en réalité le chef d'équipe du terminal. Ce dernier assure saisir presque tous les jours plus de 500 kilos d'espèces sauvages, sur les vols en provenance d'Afrique de l'Ouest et d'Asie du Sud-Est pour la quasi-exclusivité.
Habitudes culturelles et «habitués» du trafic
Si l'Union européenne est une plaque tournante de ce trafic, la France, plus particulièrement, joue un rôle central dans le phénomène. Car l'Hexagone est non seulement un pays de destination mais aussi de transit, et même d'origine pour ce commerce illégal.
Rien qu'en février 2023, le service des douanes françaises saisissait 302 kilos de civelles, lors d'une opération d'envergure en région parisienne. Ces alevins de l'anguille, en voie de disparition dans le monde entier et pêchés illégalement sur nos côtes, se vendent plusieurs milliers d'euros le kilo sur le marché noir à l'étranger, principalement en Asie. Par ailleurs, «nos territoires d'outre-mer qui comptent plus de 1.889 espèces mondialement menacées sont aussi un réservoir propice au trafic et à l'exportation d'animaux sauvages», précise Florian Kirchner, chargé du programme «espèces» au sein du Comité français de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
Nos relations historiques et toujours privilégiées avec l'Afrique francophone expliquent, elles aussi, l'implication française dans la circulation d'espèces sauvages. En témoignent le nombre de connexions internationales avec ce continent qui transitent aujourd'hui dans les aéroports français.
Sans compter que l'import illégal et la consommation de denrées périssables, comme la viande de brousse, le manioc, les larves ou encore certains poissons, sont avant tout des habitudes culturelles pour nombre d'habitants de l'Hexagone, qui ne voient pas la pratique comme un mal. Au total, en 2022, 36 tonnes de denrées périssables illégales ont ainsi été saisies à Roissy (dont plus de 10 tonnes de viande de brousse). Une goutte d'eau par rapport à ce qui transite réellement. «Nous arrivons à intercepter moins de 10% de la marchandise», estiment les douaniers.
Des larves séchées destinées à la consommation humaine ou à la vente sont saisies par les douaniers du terminal T2 de l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle (Val-d'Oise). | Pierre Terraz
Pour ces derniers, le problème serait aussi structurel. La législation pour les voyageurs au départ du continent africain les autorise à transporter gratuitement deux valises de 23 kilos par personne, soit plus de 40 kilos au total. Aux départs des vols, nombreux sont les passagers qui acceptent donc d'embarquer des produits illicites ensuite récupérés en France, ce qui leur permet de financer leur billet d'avion en tout ou en partie. «Il n'existe aucune politique internationale de coordination entre les douaniers des pays africains et européens», déplore le chef des services douaniers de la surveillance du T2 de Roissy.
La sensibilisation aux risques sanitaires et judiciaires serait elle aussi à la traîne. Des prospectus sur la protection des espèces sauvages menacées d'extinction sont distribués systématiquement aux passagers lorsqu'ils sont contrôlés avec de la marchandise. «Sans grande conviction sur leur efficacité», déplore un douanier.
Un important trafiquant de poissons, déjà interpellé en 2021 à la douane du terminal T2 de Roissy et fiché depuis, est arrêté par les douaniers en possession de dizaines de kilos de poisson. Il sera incarcéré à la suite du contrôle, dans l'attente d'une procédure judiciaire. | Pierre Terraz
En réalité, les trafiquants sont rarement inquiétés et les peines restent bien moindres par rapport à d'autres formes de trafics. En théorie, le commerce illégal d'espèces animales ou végétales protégées, commis en bande organisée, peut être puni de sept ans d'emprisonnement et de 750.000 euros d'amende –les peines ayant été durcies ces dernières années– contre trente ans de réclusion criminelle pour production ou fabrication illicites de stupéfiants en bande organisée.
Mais en pratique, les peines appliquées correspondent plutôt à des amendes, dont les montants s'élèvent à quelques centaines d'euros –«rarement payées», balaye un douanier– voire à du sursis en cas de multirécidive. Le jeu en vaut donc la chandelle quand on sait, par exemple, qu'un orang-outang peut se vendre jusqu'à plus de 4.000 euros l'unité. «On croise souvent les mêmes personnes, toujours libres… Des habitués du terminal que l'on connaît bien, au point que les contrôles sont devenus “pseudo-aléatoires”», confesse Pascal Huet, l'inspecteur des douanes.
Risques sanitaires et environnementaux
Ce qui inquiète enfin, au-delà de l'ampleur d'un trafic qui semble inarrêtable pour les douaniers, ce sont les risques pour la biodiversité qui en découlent. «Les végétaux sont les plus dangereux, car ils portent des risques phytosanitaires plus élevés et sont disséminateurs de maladies importantes dans la nature, comme la taxifolia [une algue invasive et toxique pour la faune, qui a notamment colonisé les fonds marins de la Méditerranée, ndlr]. Ils peuvent contaminer et perturber tout un écosystème s'ils sont jetés dans l'espace public», insiste Audrey Noiret, secrétaire générale à la direction interrégionale des douanes. Aujourd'hui, un million d'espèces animales et végétales sont menacées de disparition, notamment victimes de cette exploitation mondialisée.
Les conditions d'importation des consommables d'origine animale, en dehors de tout circuit sécurisé prévu à cet effet, les rendent aussi particulièrement dangereux à la consommation. Ainsi, trouve-t-on dans les bagages des morceaux de viande pestilentiels remplis de vers, dont les douaniers ont parfois même du mal à reconnaître s'ils sont issus d'espèces protégées ou non, tant l'état laisse à désirer.
Le voyage se faisant dans des bagages laissés parfois plusieurs heures au soleil, sans aucune mesure sanitaire... «Cette chair provient de pangolins, de primates, de chauve-souris ou encore de serpents, et sera destinée à la consommation peu importe sa conservation», souligne pourtant Florian Kirchner, de l'IUCN.
Des morceaux de viande de brousse destinés à la consommation humaine ou à la vente, remplis de vers et dégageant une odeur pestilentielle, sont saisis par les douaniers au terminal T2 de l'aéroport Roissy Charles-de-Gaulle. | Pierre Terraz
Dans ce contexte, les douaniers, eux, n'ont droit qu'à une visite médicale par an, bien qu'ils soient en première ligne face aux risques sanitaires encourus. Ces dernières années, avec le développement de réseaux organisés, leur sécurité pose aussi question. En décembre 2019, le chef d'équipe du terminal T2 de Roissy s'est fait passer à tabac par un groupe d'hommes à son domicile, devant les yeux de sa femme, après avoir subi une vague de harcèlements en tout genre. Lui en est sûr, cette agression est liée à son activité de douanier.