«Il lui arrive encore de me demander où est passé le paquet de gâteaux qui était sur la table une heure avant ou de me reprocher d'avoir mangé la mousse au chocolat qui lui était réservée. Au bout de quinze ans de vie commune, mon mari agit et réagit encore parfois comme s'il ne savait pas.» Depuis l'adolescence, Lucie, 35 ans, souffre d'hyperphagie, c'est-à-dire qu'elle est sujette à des crises où elle éprouve un besoin irrépressible de consommer une grande quantité de nourriture en un temps court «quitte à [s'en] rendre malade». Aucun plaisir gustatif là-dedans, mais l'urgence de se remplir pour s'apaiser. Vécues comme honteuses, ces crises se font généralement en cachette. Elles sont associées à une image de soi dégradée, à une culpabilité et à des troubles anxieux.
Aujourd'hui en France, on estime que près de 900.000 personnes sont concernées par les troubles des conduites alimentaires, aussi appelés «troubles du comportement alimentaire» (TCA). Contrairement aux idées reçues, il ne s'agit pas uniquement d'adolescent·es mais aussi d'adultes, avec des formes plus ou moins chroniques. Même si les TCA affectent régulièrement le fonctionnement relationnel, affectif et sexuel des personnes, ils sont heureusement loin pour autant de les empêcher d'avoir une vie amoureuse et conjugale. Comment la maladie, débordante et envahissante, se conjugue-t-elle à deux?
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En parler ou non?
La première question qui se pose pour la personne malade dès qu'elle engage une relation amoureuse est celle de parler ou non de ses troubles. «Lorsqu'une personne a un IMC extrêmement faible, le trouble se voit comme le nez au milieu de la figure et c'est d'emblée une forme de jeu de dupes qui s'instaure. Mais lorsque le poids ne relève pas de la maigreur extrême, les TCA peuvent d'abord passer un peu inaperçus. Parler de son trouble pourra tenir d'une certaine forme de révélation qui peut être extrêmement difficile à porter», explique le docteur Bruno Rocher, médecin psychiatre et addictologue au CHU de Nantes et responsable de l'Espace Barbara, centre d'hospitalisation ambulatoire en addictologie. «Au départ, j'ai juste remarqué qu'elle peinait à choisir son menu au restaurant et qu'elle évitait de manger entre les repas», se souvient ainsi Pierre, la quarantaine et dont l'épouse souffre de troubles des conduites alimentaires non spécifiés.
Dans la crainte de parler, il y a bien sûr cette honte, qui est presque inhérente à la maladie, mais aussi le poids des représentations sociales. «Les patients nous disent souvent des choses comme: “Je ne veux pas en parler parce qu'à partir du moment où j'en parle, je risque de passer pour un malade. Et si je suis un malade, ils vont me déconsidérer”», rapporte Bruno Rocher. Les TCA passent alors pour un sacré handicap sur le marché de la séduction. Et dans un contexte social où les troubles psychiques sont stigmatisés, les révéler engendre un risque de faire peur à l'autre et de le faire fuir.
La personne commence donc souvent par essayer de dissimuler son trouble alors même que la relation qui se tisse suppose des repas partagés. «C'est toute une charge mentale que s'imposent les personnes. Elles parviennent à trouver des stratagèmes, sinon des compensations et équilibrations. Ce sera par exemple accepter un dîner au restaurant et s'imposer une diète la veille et le lendemain, ou faire davantage d'exercice physique ensuite», note Bruno Rocher.
En outre, comme le souligne Sabrina Palumbo-Gassner, coach spécialisée dans l'accompagnement des relations douloureuses à la nourriture et autrice de Troubles alimentaires – Mieux comprendre pour mieux guérir, «dans le couple, la maladie passe rarement inaperçue même si on essaie de la cacher. L'autre perçoit en effet des bizarreries, des tensions. Le plus mauvais conseil que l'on pourrait donner serait de se taire et de rester seul avec sa souffrance.» La spécialiste avise: «Les TCA impliquent des choses pas très ragoûtantes. Lorsque que l'on révèle sa maladie, ce n'est pas la peine de donner tous les détails, détails qui n'apporteront rien à la recherche de solution.»
La révélation, un soulagement pour les deux parties
La révélation est souvent un moment de soulagement pour la personne malade, tant la charge mentale de la dissimulation et des stratégies de compensation est grande. Dans un premier temps, le compagnon ou la compagne peut être embarrassé par la nouvelle. «Je sens bien que c'est quelque chose d'inconfortable pour mon copain», confie Léo, 26 ans, atteint d'anorexie.
Mais souvent, la révélation est également un soulagement pour cette personne: «Le ou la partenaire nous dit: “Je le savais mais je n'osais pas en parler”, rapporte Bruno Rocher. Alors s'il peut parfois exister une phase réactionnelle avec des moments un peu anxieux, la révélation permet surtout d'accéder à une certaine maturité relationnelle qui est bien ajustée à la situation. La maladie est là et il vaut mieux y faire face en couple.»
«Mieux on comprend la maladie, mieux on est outillé pour y faire face.»
«Mon compagnon a plutôt bien pris mon annonce. Je pense qu'il a été heureux que je lui en parle et a pris cela comme une marque de confiance», se souvient Émilie, 37 ans, qui souffre de boulimie. «Le conjoint ou la conjointe peut devenir un allié dans la guérison», confirme Sabrina Palumbo-Gassner.
Il va alors s'agir d'ouvrir un espace de dialogue basé sur l'échange et la confiance. «Mon mari s'est montré ouvert, il a posé des questions, il a demandé comment il pouvait m'aider», témoigne Lucie. Certains vont également, avec le but d'adopter une attitude soutenante mais aussi de mieux comprendre le trouble qui affecte la personne qu'ils aiment, chercher des informations sur le web ou dans des livres. «Mieux on comprend la maladie, mieux on est outillé pour y faire face», souligne Sabrina Palumbo-Gassner.
L'importance de l'aide apportée au partenaire
Mais parfois, gêne faisant, l'échange n'est pas tout aussi fluide que les personnes le voudraient. «J'aimerais que mon copain m'en parle plus spontanément et qu'il me demande s'il y a des choses qu'il peut faire pour m'aider. Je ne me sens pas autorisé par la maladie à demander de l'aide. Ce serait plus facile d'en accepter si on m'en propose», regrette Léo.
Dans tous les cas, il est recommandé au compagnon ou à la compagne de se faire aider, que ce soit en participant à des groupes de parole et/ou en rencontrant le psychiatre qui suit la personne malade. «Pour moi, c'est essentiel d'intégrer l'entourage et je déplore que certains groupes de parole soient réservés aux parents et laissent le conjoint ou la conjointe un peu le bec dans l'eau. Je propose toujours de le ou la rencontrer lors d'une consultation», rapporte Bruno Rocher.
Sabrina Palumbo-Gassner insiste sur l'importance de cette aide apportée au partenaire: «Les proches sont impactés par la maladie. Il est important qu'ils puissent s'en protéger aussi et qu'ils ne restent pas isolés.»
L'amour ne résout pas tout, mais...
Être aidé en tant que proche permet de trouver sa juste place et de ne pas s'enferrer dans des croyances qui pourraient entraîner un sentiment de culpabilité. En effet, il existe souvent l'illusion que l'amour peut tout résoudre. «Mon mari n'est ni mon sauveur, ni mon psy. Tout son amour et sa bonne volonté ne sauront me guérir. Il sait que toutes ses marques d'affection ne me permettent pas de me réconcilier avec mon image, ni avec mon passé. Cela ne l'empêche pas d'être éminemment soutenant et bienveillant», témoigne Lucie.
À ce sujet, Bruno Rocher met en garde contre le complexe du sauveur et indique combien il est essentiel de faire la distinction entre l'individu et la maladie: «Quand vous êtes amoureux de quelqu'un, vous n'êtes pas amoureux de la maladie mais bien de la part de la personne qui est saine, de sa personnalité, etc. Le sauveur aura tendance à se mettre en couple avec une personne malade dans le but de la guérir et de s'en détourner une fois qu'elle va mieux, ce qui est évidemment dévastateur.»
«Quand je suis prise d'une crise, il m'aide à la dissimuler car il sait combien cela me fait me sentir honteuse.»
Dans bien des cas, le conjoint, dès lors qu'il comprend les troubles et sait bien qu'ils ne relèvent pas d'une question de bonne volonté, saura adopter des attitudes bénéfiques comme encourager les petits progrès. Il tendra aussi à adopter des comportements visant à soutenir l'autre.
«Quand une crise arrive, je n'hésite pas à lui dire. Il sait comment m'aider et me soutenir si j'ai besoin, et sinon sait aussi me laisser seule si je préfère. Nous avons même développé ensemble des techniques pour casser la crise. Par exemple, si une crise me prend au travail, je lui envoie un message et il me répond quelque chose comme, par exemple: “D'accord, je peux faire des pancakes pour le goûter.” Le fait de savoir que je vais pouvoir satisfaire la crise plus tard me calme», raconte Émilie.
«Quand je suis prise d'une crise lors, par exemple, d'une fête de famille où il y a beaucoup de monde, il m'aide à la dissimuler car il sait combien cela me fait me sentir honteuse, rapporte Lucie, et s'il me laisse tranquille pendant la crise, il se montre présent et affectueux ensuite même s'il sait que j'aurai tendance à le rejeter.» Sabrina Palumbo-Gasser invite également le conjoint à «fournir à l'autre des nourritures symboliques qui lui font du bien, qui renouent avec la notion de plaisir et lui font sentir qu'il ou elle a de la valeur.»
Comme le remarque Bruno Rocher, la plupart des couples trouvent des ajustements satisfaisants où la maladie, sans être mise sous le tapis, n'empêche pas un fonctionnement sain.
Quand la maladie l'emporte
Le psychiatre évoque néanmoins des cas où «le conjoint se met à tourner comme s'il était lui-même malade ou la maladie est tellement forte et puissante qu'au lieu d'embarquer un seul individu, elle embarque le couple qui essaie de se suradapter à la maladie.» Alors, le compagnon ou la compagne tend à se plier à toutes les demandes et lubies dictées par le trouble et à se mettre totalement de côté.
C'est ce qui se passe dans le couple de Pierre, qui relate différents épisodes: «Nous avons déjà dû renoncer à un déjeuner ou un dîner au restaurant, après parfois près de deux heures de recherches infructueuses malgré une offre conséquente. Dans ces moments, elle éprouve un besoin de trouver un plat ou type d'alimentation très précis (en termes gustatif et calorique), objectif qui ne peut pas tout le temps être satisfait. La déception des premières minutes fait place à un agacement, puis à de la colère, et enfin à des pleurs où elle n'est plus en mesure de réagir. Si elle a constaté une prise de poids, cela peut à l'inverse l'inciter à se dépenser pour tenter d'éliminer les kilos en trop. Je l'ai déjà vue se forcer à marcher jusqu'à épuisement total pour arriver à cet objectif, quitte à me mettre moi aussi en difficulté si je ne suis pas en mesure de suivre son rythme.»
Il détaille ce qu'il se contraint à faire pour «satisfaire» et «aider» sa compagne: «Je m'adapte aux horaires des repas qui lui conviennent. Je me prive parfois de certains mets pour ne pas la tenter, jusqu'à même simuler ne pas avoir faim pour ne pas la faire culpabiliser. Parvenant pour ma part à perdre facilement du poids sans trop d'efforts, cela génère chez elle une forme de jalousie. J'en arrive donc à mentir sur mon poids pour ne pas la froisser, à faire semblant de ne pas pouvoir fermer mon pantalon.»
Pierre explique aussi combien la maladie de son épouse impacte leur relation: «J'ai appris à comprendre ses troubles et à les accepter, je me suis également documenté pour mieux les appréhender. Bien que je ne formule aucun reproche sur son alimentation, ses pulsions alimentaires ou sur son évolution morphologique, le regard qu'elle porte sur elle-même prévaut. Elle transfère cette colère sur moi et saisit cette “opportunité” pour enchaîner des reproches concernant d'autres sujets, totalement hors contexte.»
«La maladie ne saurait tout excuser et il ne faut pas céder à tout au risque d'entretenir des comportements d'évitement notamment», commente Sabrina Palumbo-Gassner. Alors, pour ne pas arriver au point de rupture comme c'est le cas dans le couple de Pierre, il est important de pouvoir se faire aider, individuellement mais aussi à deux dans le cadre de ce que Bruno Rocher appelle une «thérapie d'accompagnement», afin que les «ajustements soient les plus justes possible».