Si le public de Cannes a toujours été appâté par les stars américaines qui foulent le tapis rouge, le festival est aussi un lieu privilégié pour découvrir de nouveaux horizons cinématographiques. C'est le cas cette année avec le sublime In Flames, premier film de genre pakistanais à s'inviter sur la Croisette.
Sélectionné à la Quinzaine des cinéastes, ce drame psychologique aux accents horrifiques impressionne par l'assurance de son regard et la beauté de ses images. Comme l'explique son réalisateur Zarrar Khan: «Souvent, les films qui viennent de notre partie du monde sont des drames purs et durs. Il n'y a pas une très longue tradition concernant le cinéma de genre.»
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Évoquer la réalité du Pakistan
Mais le vendre simplement comme un film d'horreur serait trompeur, ou incomplet. On y trouve, certes, un petit jump scare, une atmosphère anxiogène et d'innombrables références au cinéma d'horreur (Dario Argento, Carrie au bal du diable, Les Oiseaux, etc.), mais In Flames entrecroise en réalité une multitude d'influences.
Le réalisateur de 31 ans affirme être attiré par les longs métrages hybrides: «J'adore l'innovation qu'on trouve dans le cinéma de genre en ce moment. Voir ce que Julia Ducournau a fait avec Titane ou Jordan Peele avec Nope. Mon film emprunte des éléments au cinéma d'horreur, au thriller psychologique, à la rom com, et les mixe pour produire la perspective très spécifique de ces deux femmes.»
In Flames suit une mère et sa fille qui doivent apprendre à vivre par elles-mêmes après la mort du grand-père et patriarche de la famille. Mariam, étudiante en médecine, est une jeune femme sûre d'elle et autoritaire. Alors que leur avenir financier est précarisé par ce décès, elle fait face à des phénomènes inquiétants: un homme casse la vitre de sa voiture et tente de l'agresser, un autre la harcèle en se masturbant sous sa fenêtre. Au fil du film, Mariam entend des sons intrusifs, est sujette à des hallucinations passagères: des manifestations qui pourraient être surnaturelles, mais aussi spirituelles, ou tout simplement psychologiques.
«Presque tout ce qui se passe dans le film est arrivé à des gens que je connais, j'ai juste renforcé le côté horrifique.»
Zarrar Khan voulait raconter l'oppression sexiste que vivent les femmes pakistanaises. Le cinéaste est né à Karachi et a immigré au Canada avec ses parents, avant de se réinstaller au Pakistan à l'âge de 13 ans. «C'est un âge pivot et j'ai vu comment la vie de toutes les femmes dans mon cercle proche était quasiment transformée. Alors que ma vie est restée la même que celle que j'avais au Canada. J'avais la même liberté de mouvement qu'avant, et pas elles.»
Dans plusieurs scènes du film, par exemple, Mariam et un ami s'assoient ensemble en public, mais sont obligés de se tenir aux deux extrémités du banc, sous peine d'être rappelés à l'ordre. «Toutes mes années lycée, c'était ça», s'amuse le cinéaste.
Héroïne tenace
In Flames est porté en grande partie par la jeune actrice Ramesha Nawal, qui incarne Mariam. Cette héroïne fascinante, en rébellion face aux normes patriarcales de son pays, tient admirablement tête à tous les hommes du film. «Ce que j'aime chez elle, c'est sa ténacité, explique Ramesha Nawal, dont c'est le premier rôle devant la caméra. Alors même que tout s'effondre autour d'elle, elle garde espoir et elle reste la personne la plus forte de son entourage, ce qui n'est pas toujours évident quand on a soi-même des vulnérabilités.»
Selon elle, le film reflète une expérience universelle pour les femmes d'Asie du Sud. «C'est l'histoire de la fille aînée dans une famille sud-asiatique, soumise à beaucoup de pression et de responsabilité. Ça parle de chacune d'entre nous.» Pour les différents événements sexistes auxquels Mariam est confrontée, Zarrar Khan s'est inspiré des expériences de ses amies: «Presque tout ce qui se passe dans le film est arrivé à des gens que je connais, j'ai juste renforcé le côté horrifique.»
Pour éviter les faux pas, et être sûr que les actrices seraient à l'aise sur le tournage, le réalisateur s'est appuyé sur sa cheffe opératrice, Aigul Nurbulatova. «Ce milieu est très masculin, il n'y a quasiment que des hommes qui opèrent derrière la caméra, indique Zarrar Khan. Mais je voulais une femme à la direction de la photographie. Je connais la culture pakistanaise, je savais que pour faire un film sur l'horreur d'être une femme, mon regard devait être représenté par une cheffe opératrice.»
Filmer Karachi
La photographie du film, à couper le souffle, sublime également l'environnement urbain de Karachi (la plus grande ville du Pakistan), un lieu qui n'a été que trop rarement immortalisé au cinéma. «Karachi n'a pas une histoire de cinéma particulièrement riche. Il n'y a pas d'images de ma ville», constate Zarrar Khan. Parmi les nombreuses influences du film, on distingue d'ailleurs le magnifique Atlantique de Mati Diop et ses plans de Dakar évoquant un décor de science-fiction.
L'esprit de la ville est même présent dans les décors et les costumes d'In Flames, tout aussi soignés. «Quand on roule dans Karachi, le vert, le orange et le rose sont des couleurs que l'on voit partout, précise le réalisateur pakistanais. Je voulais que la direction artistique et le film représentent ce paysage. On a aussi utilisé ces couleurs à l'intérieur de l'appartement, pour montrer que la ville envahit tout l'espace.»
Pour contourner les restrictions locales, le réalisateur explique qu'une grande partie du film a été tournée en secret. «J'ai tourné tous mes courts métrages à Karachi, donc on savait quoi faire pour être rapides et efficaces. On a eu des imprévus qu'il a fallu accepter, puisqu'on n'avait aucun argent pour retourner les scènes.»
Fier de présenter à Cannes le «premier film de genre sud-asiatique», le cinéaste dit observer une certaine libération du cinéma pakistanais. «Je pense que cette nouvelle liberté vient en grande partie d'internet et du fait que les outils pour faire du cinéma n'ont jamais coûté aussi peu cher. Ma productrice, Anam Abbas, a fondé un collectif au Pakistan qui s'appelle Documentary Association of Pakistan et qui enseigne l'utilisation de ces outils aux Pakistanais.»
Lui-même a aussi été programmateur pour un cinéma underground. «On projetait des films d'art et d'essai dans le garage d'un ami et on invitait les jeunes des quartiers à rencontrer les cinéastes. J'y ai vécu certaines de mes meilleures expériences de cinéma, parce que les gens qui étaient là n'auraient pas eu accès à ce genre de films autrement.» À voir l'immense maîtrise dont fait preuve son premier long métrage, on a la certitude que cette transmission n'est pas prête de s'arrêter.