Le Festival de Cannes, dont le génie propre est d'être beaucoup de choses à la fois (refrain revendiqué), se veut aussi «miroir des problèmes du monde actuel». Il l'est forcément, de multiples manières, mais il est singulier qu'on n'y trouve pratiquement aucun film sur les principales crises contemporaines, la catastrophe environnementale (à l'exception du beau mais pas très convaincant film sénégalais Banel et Adama), les tragédies migratoires et la guerre en Ukraine.
Pour cette dernière, il faut d'ailleurs se demander si c'est un si grand dommage. Depuis le début de l'agression russe de février 2022, les festivals ont présenté de nombreux films concernant la situation dans cette partie du monde. Sauf exception encore à découvrir, aucun n'avait grand intérêt.
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Porter attention aux réalités du monde est une chose, trouver les formes cinématographiques capables d'apporter des points de vue et des compréhensions en est une autre. Au-delà de l'émotion et du désir d'engagement, légitimes, ce qu'on a pu voir est loin du compte –les meilleurs films consacrés à l'Ukraine restent, à ce jour, Maïdan de Sergueï Loznitsa, sur le soulèvement démocratique de 2013-2014, et Frost de Sharunas Bartas (2017), à propos de l'occupation du Donbass.
Quant aux difficultés du cinéma à vraiment travailler la crise environnementale, c'est une question à la fois trop vaste et trop grave pour être débattue ici.
Si la crise armée au Soudan a été évoquée par Goodbye Julia de Mohamed Kordofani, premier film de cette origine présenté à Cannes, ce sont surtout trois autres conflits, plus éloignés dans l'espace et, dans certains cas, dans le temps, qui nourrissent une recherche du cinéma sur les affrontements significatifs de notre temps, qu'il s'agisse du djihad au Maghreb et notamment de la mobilisation en faveur de Daech, de la guerre de libération nationale dans les anciennes colonies portugaises, ou de l'effondrement de la Yougoslavie.
Situés dans le temps et dans l'espace, ces films parlent aussi, surtout, d'ici et de maintenant. Il n'est pas indifférent que chacun d'eux soit aussi un récit de sortie de l'enfance, de rupture avec un état du monde ancien –pas nécessairement pour le meilleur, c'est le moins qu'on puisse dire.
«Les Filles d'Olfa», de Kaouther Ben Hania
En compétition officielle, le nouveau film de la cinéaste découverte grâce à l'étonnant Le Challat de Tunis croise dispositif de mise en scène très élaboré et plongée dans une réalité terriblement crue. Cette réalité, ce fut d'abord celle de cette femme, Olfa, ouvrière et mère de famille ayant affronté les règles sociales de son pays, la Tunisie, en élevant ses quatre filles après le départ d'un mari qu'elle n'a jamais laissé imposer sa loi.
La véritable Olfa Hamrouni et celle qui l'interprète, Hend Sabri, sont deux protagonistes à part entière. | Jour2fête
On la voit, Olfa, et on voit aussi l'actrice Hend Sabri, qui jouera le rôle à sa place, et devant elle, lorsque les situations évoquées deviennent trop douloureuses. On voit aussi deux des véritables filles. Les deux autres, «qui ont été dévorées par le loup», sont incarnées par des comédiennes.
Ces sept femmes, en comptant la réalisatrice, racontent, décrivent, essaient de comprendre. Et ce qui pourrait être très abstrait s'avère incroyablement vivant, drôle souvent (au début), émouvant. Ce qui sera raconté, c'est ce qui advient à quatre adolescentes dans la Tunisie actuelle –mais, mutatis mutandis, cela vaudrait pour bien d'autres pays arabes. C'est-à-dire, au cœur de ces trajectoires toujours considérées avec une attention pour les personnes une par une, comment les deux aînées ont, avec un enthousiasme passionné, rejoint Daech –et s'y reconnaissent toujours.
Entre coquetterie adolescente, passion mystique et révolte, les jeux dangereux de deux jeunes filles fascinées par l'intégrisme violent. | Jour2fête
Cette guerre-là, qui a des dimensions militaires dont on entrevoit des épisodes, est surtout une guerre des esprits, des imaginaires, des désirs. Grâce à ces présences –et la séparation entre «vraies» et actrices devient bientôt assez peu importante–, grâce à ce que les cinq protagonistes, Olfa et ses filles, ont de séduisant, de très humain et de vivant en même temps que de terrifiant, le film devient une exceptionnelle voie d'accès aux processus selon lesquels se jouent des formes mortifères de radicalisation, habituellement incompréhensibles.
Les Filles d'Olfa
de Kaouther Ben Hania
avec Eya Chikhaoui, Tayssir Chikhaoui, Olfa Hamrouni
Durée: 1h47
Sortie le 5 juillet 2023
«Lost Country», de Vladimir Perišić
En 1996 à Belgrade, alors que la guerre génocidaire menée par les Serbes contre la Bosnie vient à peine de se terminer, une part importante de la population se soulève contre le pouvoir de Slobodan Milošević. Parmi eux, beaucoup de jeunes, dont ce lycéen, Stefan, en porte-à-faux entre un engagement qui n'est pas seulement politique mais amical, amoureux, et même existentiel, et son attachement à sa mère, porte-parole du parti au pouvoir.
La mère (Jasna Đuričić) et le fils (Jovan Ginic), quand le lien filial devient explicitement un enjeu politique. | Rezo Films
De cette tension à la fois émotionnelle et politique, personnelle et collective, Vladimir Perišić fait, pour son deuxième film, une très belle composition autour d'événements complètements occultés à l'époque, un important mouvement démocratique à l'intérieur de la Serbie.
Présenté à la Semaine de la critique, Lost Country rend compte à la fois d'une énergie collective propre à la situation, d'une trajectoire individuelle de sortie (ou pas) de l'enfance et d'une inscription dans une histoire longue, celle de la Yougoslavie, depuis les heures héroïques de la résistance antinazie et de la libération sous le commandement de Tito, qu'il ne renie pas.
De manifestations en rencontres sentimentales, d'expériences douloureuses à la difficulté de rompre le lien avec celle qui l'a élevé –on devine que le père est, lui, «en voyage d'affaires» selon la litote autrefois popularisée par Emir Kusturica, du temps où il n'était pas devenu un nationaliste fascisant–, le deuxième long-métrage du cinéaste serbe réussit à tresser le récit d'un triple conflit.
Il s'agit bien sûr de la rupture difficile, douloureuse, du jeune homme avec sa mère. Il s'agit dans le même mouvement, comme l'indique le titre, de la perte de cette «mère» collective et unificatrice qu'aura été, ou voulu être, la fédération yougoslave –mais plus généralement ce que c'est de voir se désintégrer la communauté dans laquelle on a été élevé et à laquelle on croyait appartenir.
Et enfin, de la critique à la fois vigoureuse et désespérée de l'emprise familiale au sens fort, ce tsunami d'impératifs familialistes instituant les liens du sang comme horizon ultime des pratiques et des affects, et qui pollue entre autres, d'innombrables films –dont pas mal de ceux visibles à Cannes.
«Nome», de Sana Na N'Hada
Dans ce village d'Afrique de l'Ouest, l'homme est mort. Il était musicien et griot. Son fils, à peine un adolescent, doit partir seul en forêt, choisir le bois qui servira à construire le nouvel instrument de musique qui assurera sa place et son rang.
Mais ce village est dans un pays en guerre, une guerre de libération nationale contre les colonisateurs portugais. Un autre jeune homme, qui lorgnait la place du garçon, ce que lui interdit sa naissance hors du village, s'en va rejoindre la guérilla. Il s'appelle Nome, c'est-à-dire que son nom est personne –ou tout le monde.
Quand Nome rejoint la guérilla, début d'une trajectoire aux destinations incertaines et violentes. | Spectre Productions
Dans la forêt, un esprit, ou djinn, amical ou hostile, surveille les opérations menuisières ou guerrières. Le long et douloureux combat des Guinéens et Cap-Verdiens est loin, très loin, de la victoire. Des images comme mangées par le temps, ou la chaleur et l'humidité, ou l'oubli, documentent cette lutte dont le réalisateur Chris Marker dira un jour qu'elle fut si impitoyable que les combattants africains en vinrent à plaindre les soldats portugais de devoir les affronter de telles conditions.
Ces phrases sont dans un film qui est un chef-d'œuvre du réalisateur français, Sans soleil, où on voyait des images tournées pendant la guerre de libération nationale par Sana Na N'hada. Celui-ci fut en effet, dans les années 1960, un des quatre réalisateurs envoyés par le leader de la révolution, Amílcar Cabral, à Cuba pour apprendre le cinéma.
Les images qui apparaissent dans le film de 2023 que présente la sélection ACID, il les a tournées il y a cinquante ans –ce sont les rares plans survivants d'une dramatique histoire politique et cinématographique qui a vu disparaître la plus grande partie de ces archives, histoire racontée par un autre beau film, La Lutte n'est pas finie, de Filipa César.
Film de guerre, film d'archives, film fantastique, Nome suit plusieurs récits simultanés, autour de personnages qui se croisent ou pas, et qui, ensemble, composent un portrait de cette époque. Il évoque aussi les suites de la victoire, les dérives et les renoncements, avec un alliage de réalisme et de fable, illuminé des splendeurs de ses images, celles d'aujourd'hui comme celles de jadis, et de l'intensité des émotions qui portent le vieux lutteur qui les assemble.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.