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La guerre en Ukraine, un électrochoc pour l'Allemagne en matière de défense?

Temps de lecture : 10 min

L'invasion russe a poussé Berlin à rompre avec soixante-quinze ans de tabou de la chose militaire.

Le chancelier allemand Olaf Scholz avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky et des soldats de la Bundeswehr, dimanche 14 mai 2023, en Allemagne. | Presidential Office of Ukraine / dpa Picture-Alliance via AFP
Le chancelier allemand Olaf Scholz avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky et des soldats de la Bundeswehr, dimanche 14 mai 2023, en Allemagne. | Presidential Office of Ukraine / dpa Picture-Alliance via AFP

L'annonce par l'Allemagne, samedi 13 mai, d'une future livraison d'armes à l'Ukraine pour un montant de 2,7 milliards d'euros –soit autant que ce qu'elle a déjà envoyé au cours des quinze mois qui se sont écoulés depuis l'invasion du pays par la Russie en février 2022– est saluée comme le signe le plus clair, à ce jour, du soutien indéfectible de Berlin à l'effort de guerre de Kiev.

Le même week-end, le président ukrainien Volodymyr Zelensky s'est rendu en Italie, en France et en Grande-Bretagne, ainsi qu'en Allemagne, et toutes les parties ont renouvelé leur soutien sans faille et leur engagement à livrer de nouvelles armes. Même la Première ministre italienne Giorgia Meloni –qui s'est présentée à l'automne dernier sous une casquette de populiste, en tant qu'alliée du président russe Vladimir Poutine– a déclaré: «Nous parions sur la victoire de l'Ukraine.»

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Pris dans leur ensemble, ces événements donnent la vive impression qu'un changement significatif est en train de se produire sous nos yeux en Europe. La vieille Europe post-guerre froide était marquée par une attitude désinvolte en matière de défense nationale et d'arrangements avec Moscou (partant du principe que l'ouverture du commerce favorise la paix). La nouvelle Europe –expression apparue dans la presse anglo-saxonne quelques jours à peine après le début de la guerre, comme celle d'une Europe «profondément transformée»– accentue ses dépenses de défense, s'éloigne de la Russie et établit des liens plus étroits que jamais au sein de l'Union européenne (UE) ou de l'alliance militaire de l'OTAN.

Mais quelle réalité ont-ils, ces liens de la nouvelle Europe? Sont-ils solidement tissés, c'est-à-dire pas uniquement en mots mais aussi en actes, non seulement dans l'immédiat mais aussi pour plusieurs mois, plusieurs années? Et dans quelle mesure l'Allemagne –la nation la plus vaste, la plus riche de l'Union et celle qui fournit le plus d'armes à l'Ukraine– assume-t-elle ce qui semble être son rôle logique de leader dans le domaine? Les réponses à ces questions jouent sur la forme de l'Europe, son unité, ses relations avec le reste du monde et, surtout, sa capacité à aider l'Ukraine à repousser l'armée de Vladimir Poutine.

Une surprenante secousse

Ce printemps, j'ai passé un mois en résidence d'auteur à L'Académie américaine de Berlin, pour essayer d'appréhender ces questions en parlant (le plus souvent sous condition d'anonymat) avec des décideurs en politique étrangère du Bundestag, des conseillers en sécurité nationale, des spécialistes de groupes de réflexion et des journalistes couvrant les sujets politiques.

Je suis parvenu à la conclusion –fondée sur un vaste consensus transpartisan– que le changement de cap de l'Allemagne vers un rôle plus actif et plus responsable dans la sécurité européenne s'est ancré plus largement et plus profondément, en tout cas dans l'image que le pays a de lui-même, que nul n'aurait pu l'imaginer il y a encore deux ans. Pour autant, en matière de politiques et de priorités réelles, ce changement de cap est loin d'être décisif –et nombre de mes sources émettent des doutes quant à sa durée, surtout lorsque la guerre en Ukraine sera terminée.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants de l'Allemagne évitaient ne serait-ce que de parler de budget de défense ou d'armes.

Cette transformation a commencé par une surprenante secousse. Le 27 février 2022, trois jours après l'invasion de l'Ukraine par l'armée de Vladimir Poutine, le chancelier allemand Olaf Scholz –chef du pacifiste Parti social-démocrate d'Allemagne (SPD), alors à la tête du pays depuis moins de trois mois– tenait un discours au Bundestag et déclarait qu'à la suite de l'agression russe, l'Allemagne était à un «Zeitenwende», un «tournant historique», l'avènement d'une nouvelle ère. L'invasion, poursuivait Olaf Scholz, «menace tout notre ordre d'après-guerre» et par conséquent, «il [était] d[u] devoir [de l'Allemagne] de soutenir l'Ukraine de [son] mieux dans sa défense contre l'invasion menée par l'armée de Vladimir Poutine».

Dans la partie la plus spectaculaire de son discours, Olaf Scholz annonçait la constitution d'un fonds spécial de 100 milliards d'euros pour la Bundeswehr (le budget allemand de la défense était de 50 milliards d'euros en 2022) et promettait qu'à partir de ce moment, 2% du PIB de l'Allemagne seraient consacrés à la défense –engagement que tous les alliés de l'OTAN ont pris en 2013 mais que la plupart (et notamment l'Allemagne) n'ont pas tenu.

Dire qu'il s'agit d'un «tournant» est un euphémisme. Pendant soixante-quinze ans, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants de l'Allemagne ont évité ne serait-ce que de parler de budget de défense ou d'armes de guerre, tant ils étaient sensibles aux craintes de leurs voisins que le moindre signe d'intensification de la militarisation ne fasse renaître son passé impérialiste ou nazi. L'Allemagne a envoyé quelques milliers de soldats en Afghanistan, mais davantage pour montrer sa bonne volonté à l'OTAN qu'autre chose. Envoyer des armes à d'autres pays européens était tabou.

Claudia Major, directrice de l'Institut allemand des affaires internationales et de sécurité, un groupe de réflexion de Berlin, m'a affirmé qu'«autrefois, les questions de défense étaient ignorées ou stigmatisées. Les secteurs de la défense et des exportations d'armements étaient qualifiés de “malfaisants”. La majorité des Allemands étaient pacifistes.» L'invasion de l'Ukraine par la Russie a tout changé. Dans ce sens, le discours sur le Zeitenwende d'Olaf Scholz a été révolutionnaire, à la fois parce qu'il reconnaissait que quelque chose de nouveau se produisait dans le monde et parce qu'il mentionnait la nécessité de l'affronter.

«Il manque à peu près tout»

Pourtant, ses actes ne sont pas à la hauteur de ce discours.

Il s'est avéré que les 100 milliards d'euros supplémentaires attribués à la défense, dédiés à un «fonds spécial», seraient dépensés sur une période couvrant au moins les cinq prochaines années, voire courant sur huit à dix ans, si ce n'est davantage. En 2023, m'a-t-on dit, le gouvernement ne dépensera que 8,3 milliards d'euros. À ce rythme, il faudra onze ans pour dépenser toute la somme.

Dans le même temps, dans le cadre de l'accord de création du fonds spécial, le budget de défense annuel de base de l'Allemagne –qui représente aujourd'hui 50,1 milliards d'euros– sera gelé. Et l'engagement d'Olaf Scholz de consacrer l'équivalent de 2% du PIB à la défense sera différé après épuisement du fonds spécial. Pour l'instant, l'Allemagne y consacre environ 1,7% de son PIB; avec le gel du budget, en cas de croissance de l'économie globale, ce pourcentage diminuera.

Enfin, le fonds spécial est utilisé non pas pour combler des failles dans les forces de défense de l'Allemagne ou pour rénover ce secteur, mais plutôt pour acheter des armes perfectionnées de fabrication étrangère, comme des avions furtifs F-35 et des hélicoptères lourds de transport de troupes. Rien qui ait grand-chose à voir avec les besoins en défense du pays à court terme.

Dans le même temps, les armes envoyées à l'Ukraine –livraisons à la fois conséquentes et très utiles– viennent principalement des réserves allemandes. Or, à cause du gel budgétaire, il n'y a plus d'argent pour réapprovisionner ces réserves. Erich Vad, général allemand à la retraite qui a été conseiller en politique militaire de l'ex-chancelière Angela Merkel, a récemment écrit, évoquant d'énormes pénuries de main-d'œuvre et de munitions, que si l'Allemagne se concentrait enfin sur les besoins de défense de l'OTAN, «il manqu[ait] à peu près tout» à la Bundeswehr pour accompagner ce changement. Si le pays continue de vider les réserves de son armée pour aider l'Ukraine, cela signifie que ces pénuries vont probablement s'aggraver dans les prochaines années.

Un parti vert unique

Les incohérences des politiques d'Olaf Scholz –son changement de cap inachevé, surtout dans le domaine de la défense– sont en grande partie imputables à la nature du gouvernement allemand, tout particulièrement à celui au pouvoir en ce moment. Le chancelier préside une coalition composée de trois partis (soit un de plus que d'habitude): le Parti social-démocrate d'Allemagne (SPD), le Parti libéral-démocrate (FDP) et les Verts.

Comme tous les autres partis verts, le variant allemand est farouchement écologiste, désireux de financer des sources d'énergie renouvelables et d'éradiquer les énergies fossiles. Mais il est unique dans le sens où il soutient également l'assistance militaire à des pays subissant des attaques particulièrement atroces. Cette caractéristique est apparue en 1999, avec les atrocités serbes au Kosovo.

Joschka Fischer, à l'époque chef des Verts, avait déclaré que son parti ne pouvait pas toujours soutenir à la fois les droits humains et le pacifisme, et que les violations extrêmes des droits humains devaient parfois justifier qu'on prenne les armes. Ce fut également le cas en février 2022 avec l'invasion de l'Ukraine par les Russes –une violation claire des droits humains. De fait, les Verts furent les premiers à appeler à l'envoi d'armes à Kiev.

Assez rapidement, tous les principaux partis allemands –les partenaires de la coalition et l'Union chrétienne-démocrate (le parti conservateur d'Angela Merkel, que les élections de 2021 ont chassé du pouvoir)– s'y sont mis. Seuls Die Linke et la formation d'extrême droite L'Alternative pour l'Allemagne (AfD) s'opposent à l'envoi d'armes: l'AfD parce qu'il soutient Vladimir Poutine, Die Linke à cause de son alliance d'autrefois avec Moscou (il est né du Parti communiste est-allemand) et parce qu'il associe toute forme de militarisme allemand au nazisme.

J'ai demandé à un dirigeant de Die Linke s'il était gêné de tenir la même position que les fascistes. Il a répondu: «Oui, certainement.» (L'AfD détient juste 10% des sièges au Bundestag, et Die Linke à peine 5%, juste assez pour y être représenté.)

Querelle bureaucratique autour du budget de la défense

Cependant, les trois partenaires de la coalition se défient d'une augmentation des dépenses de défense. Les Verts veulent consacrer plus d'argent aux énergies vertes; le Parti social-démocrate veut davantage de dépenses sociales; le Parti libéral-démocrate voudrait réduire les déficits.

Au terme des négociations après les élections, le leader du FDP, Christian Lindner, est devenu ministre des Finances. À Berlin, les ministres ont l'autorité ultime sur leur domaine. Les chanceliers ne peuvent pas annuler leurs décisions. Et il n'existe pas d'organe comme le Conseil de sécurité nationale américain, dans lequel les ministres exposent leurs désaccords et débattent et où c'est le président qui a le dernier mot en matière de politique –plusieurs propositions de création d'un conseil de sécurité nationale allemand ont été faites, toujours retoquées par ceux qui, pour des raisons historiques compréhensibles, répugnent à accorder trop de pouvoir à un chancelier.

Les dépenses de défense sont refoulées par un parti qui n'est que très peu suivi.

Christian Lindner a insisté pour que le budget de défense soit gelé à 50 milliards d'euros –et le chancelier ne peut rien y faire. L'ironie ici est que le FDP n'a remporté que 11,5% des voix lors des élections fédérales de 2021. Il n'a été invité au gouvernement que parce qu'il manquait au SPD et aux Verts, qui avaient espéré former une coalition tout seuls, 9,5% des voix pour obtenir la majorité (le SPD avait remporté 25,7% des suffrages, les Verts 14,8%). Embarquer le FDP leur donnait une courte majorité sans être obligé de s'attacher le CDU-CSU (arrivé à la deuxième place, avec 24,1% des voix). En d'autres termes, les dépenses de défense –toutes sortes de dépenses– sont refoulées par un parti qui n'est que très peu suivi.

Pourtant, le budget militaire a déclenché une méchante querelle bureaucratique. Le ministre de la Défense, Boris Pistorius, qui a ordonné que soient menées plusieurs réformes au sein de l'armée, prône une augmentation de 6 à 10 milliards d'euros du budget de défense de base. Certains de ses partisans au Bundestag pensent qu'il pourrait obtenir entre 3 et 5 milliards de dollars (entre 2,7 et 4,6 milliards d'euros) –ce qui pourrait aider un peu.

«Nous nous sentons protégés par les États-Unis»

Une des grandes leçons de la guerre en Ukraine, c'est que la sécurité de l'Europe –l'ancienne comme la nouvelle– reste dépendante des États-Unis. Sans les armes américaines envoyées à l'Ukraine –des livraisons d'une valeur de quelque 37 milliards de dollars (34,1 milliards d'euros) entre février 2022 et mai 2023, et cela est encore voué à augmenter–, les formations et le partage de renseignements en temps réel des mouvements et des ordres de l'armée russe, Kiev serait tombée depuis longtemps.

Olaf Scholz n'a accepté d'envoyer les chars allemands Leopard 2 en Ukraine que lorsque le président américain Joe Biden a lui-même autorisé la livraison d'Abrams M1 de l'armée américaine. Les Européens se sont élevés contre l'agression russe pour soutenir la liberté de l'Ukraine, mais il ne l'auraient pas fait, ou en tout cas pas avec tant d'efficacité, sans le leadership de Washington.

Le président français Emmanuel Macron a souvent prôné «l'autonomie stratégique» de l'Union européenne, mais Olaf Scholz l'a écartée sous prétexte qu'il s'agirait d'une utopie, qui n'aurait d'ailleurs rien de désirable quelles que soient les circonstances –attitude qui a aliéné Emmanuel Macron. Si la plupart des dirigeants de l'Union européenne sont d'accord avec Olaf Scholz pour faire fi de l'idée du président français, certains se plaignent que le chancelier les ignorent eux aussi et lui reprochent de ne pas apporter d'idées allemandes aux conférences de l'UE.

Cela s'explique en partie par le fait qu'il est difficile pour ce gouvernement de coalition de se mettre d'accord sur de nouvelles idées. En partie également parce que les Allemands sont encore réticents à endosser un rôle de leader en Europe –un résidu de sentiment de culpabilité post-Seconde Guerre mondiale. Mais c'est aussi en partie parce qu'Olaf Scholz préfère avoir affaire à Joe Biden. À l'exception d'Emmanuel Macron, c'est également vrai pour beaucoup de dirigeants européens, qui comprennent où est le véritable cœur de leur sécurité.

Il se murmure avec inquiétude à Berlin que Joe Biden pourrait être le dernier président américain à se soucier vraiment des relations transatlantiques –et que les plus éminents Républicains semblent ne pas vraiment s'en soucier. L'Allemagne est peut-être le seul pays disposant de la puissance et des ressources nécessaires pour reprendre les rênes si l'Europe devait assurer la relève et pourvoir à sa propre sécurité, mais pour toutes les raisons mentionnées ci-dessus, ce n'est pas ce qui est en train de se produire.

Jana Puglierin, directrice du Conseil européen pour les relations internationales, m'a confié son inquiétude de ne voir «aucun signe de sentiment d'urgence» au sujet des développements politiques aux États-Unis. «Nous nous sentons protégés par les États-Unis, et il ne semble pas que cela puisse s'arrêter un jour. Beaucoup se sont posé la question en 2016 [quand Trump est devenu président], mais personne n'a rien fait. L'Allemagne n'a pas de plan B pour 2024 si Trump est réélu

«La guerre a servi de facteur de cohésion pour l'Europe, poursuit Jana Puglierin. Mais elle a aussi exposé ces tensions sous-jacentes.» Elle soupire, puis ajoute: «Je me demande si l'Europe va se prendre en main un jour.»

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