Jamal Abdel-Kader est le seul médecin psychiatre de l'hôpital Beaujon, situé à Clichy (Hauts-de-Seine). Seul à assurer la survie d'un service malade, il passe ses journées à courir des urgences à son bureau, de consultation en consultation.
Pour son film État limite, présenté dans la sélection ACID au Festival de Cannes 2023, Nicolas Peduzzi a suivi le quotidien surchargé du Dr Jamal Abdel-Kader pendant deux ans et demi. Le documentariste est plutôt habitué à tourner aux États-Unis –son dernier film, le sublime Ghost Song, suivait plusieurs habitants de la ville de Houston un soir d'ouragan.
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Mais au début de la pandémie de Covid-19, le réalisateur français a eu envie de filmer cet hôpital de région parisienne qui lui était déjà familier. «J'avais connu Beaujon dans les années 1990, parce que mon père s'y était fait transplanter du foie. Pendant le premier confinement, avec ma productrice, j'avais envie de passer du temps là-bas.» L'idée d'État limite est née de sa rencontre avec Jamal Abdel-Kader, au début des repérages.
Personnage de cinéma
«Je passais pas mal de temps dans le service où mon père s'était fait opérer, en réanimation, aux pathologies, poursuit Nicolas Peduzzi. Et finalement, un jour, je descends aux urgences et je rencontre Jamal, qui m'embrouille parce qu'il pense que je suis un journaliste [rires].»
Très vite, le cinéaste «flashe» sur la façon de faire du jeune psychiatre. «Je vois ce mec assez jeune, qui prend vraiment du temps avec ses patients, et qui a une façon intéressante de gérer le quotidien, pas seulement les patients, mais aussi les institutions, la police, les médecins, les aides-soignants.»
Selon le documentariste, Beaujon est un hôpital de pointe pour les polytraumatisés: «On y trouve beaucoup de gens qui ont fait des tentatives de suicide et l'équipe arrive à leur chevet en réanimation. Il y a aussi des gens qui sont là pour des maladies graves, génétiques, très rares, qui sont donc tout le temps à l'hôpital. Psychiquement, là aussi, ça fait qu'on a souvent besoin d'un psychiatre.»
Jamal Abdel-Kader, qui doit former des internes et coordonner les soins avec d'autres soignants, jongle entre toutes ces tâches, au sacrifice total de sa vie privée et –on le comprend au fil du film– de sa propre santé.
«Avant, je n'avais jamais vraiment eu envie de faire des films à sujets, confie Nicolas Peduzzi. Et là, finalement, en rencontrant Jamal, ça allait de soi. [...] Ce n'était pas que le sujet qui m'attirait, c'est aussi un personnage, une façon de parler, un charisme. Quelqu'un qui peut porter un film sur ses épaules, ce n'est pas le cas de tout le monde.»
Car Jamal, avec son regard mélancolique, sa démarche caractéristique et son humour noir («les fous, je trouve que c'est moins lourd que les gens normaux»), aurait pu être un personnage de fiction. Son mal de dos, conséquence de son épuisement professionnel (et peut-être, de la manière dont il se courbe à longueur de journée pour se placer à hauteur de ses patients), est un motif récurrent dans le film. «En fait, je savais à quel point la psychiatrie était délaissée, mais je ne me rendais pas compte à quel point c'était énorme physiquement», observe Nicolas Peduzzi.
Système en crise
Dans le film, le jeune médecin analyse avec éloquence le rapport au soin et à la psychiatrie de notre société: «L'environnement urbain vise la productivité. Et le fou ne produit rien, donc on le rejette.» Ce productivisme qui abîme les malades est aussi en cause dans le déclin du métier qu'il a choisi. «Je ne peux pas quantifier ce que je fais, et comme on est dans une logique où on veut tout quantifier, ça dévalorise ce que je fais», explique-t-il sobrement.
Nicolas Peduzzi, qui nous apprend que Jamal Abdel-Kader est actuellement «en pause», a pu observer la «perte d'innocence» du médecin, passionné par son métier, mais dans l'incapacité de l'exercer pleinement à l'hôpital public.
«J'ai vu Jamal tomber malade de la bureaucratie, des institutions, de notre système qui délaisse complètement les patients, déclare le cinéaste. Le truc qui m'a vraiment choqué, encore plus que l'hôpital public et la médecine, c'est vraiment notre société et la façon dont on exclut les gens qui sont un peu différents. Et ça, en fait, on le vit tous au quotidien... On a tous dans sa famille des gens qui ont des problèmes graves de santé mentale, dont on ne sait pas quoi faire et qui sont délaissés. J'ai l'impression qu'en France, on est très très très en retard sur la psychiatrie.»
Soigner un lieu
Le film permet aussi de nous plonger dans le quotidien d'un service de psychiatrie, lieu à la fois tabou et éternellement fantasmé. Le réalisateur affirme d'ailleurs que l'expérience de tournage a été, d'une certaine manière, thérapeutique. «La psychiatrie est quelque chose que j'ai connu, très jeune, pendant longtemps. Forcément, c'est un truc qui me touche de l'intérieur. Peut-être que c'est pour ça que la rencontre avec Jamal m'a parlé.»
Sur le tournage, Nicolas Peduzzi a été accompagné par sa mère, ancienne photographe de guerre, «qui a aussi vécu l'hôpital de l'intérieur, parce qu'elle était tout le temps là avec mon père. On y est retourné tous les deux, il y a peut-être un truc de l'ordre de l'inconscient, mais je voulais vraiment faire quelque chose avec elle, parce que j'aime beaucoup son travail.»
Le documentaire, d'une grande beauté formelle, est ainsi ponctué par les photographies en noir et blanc de Pénélope Chauvelot, qui capturent l'aspect hors du temps de l'hôpital. «Je pensais que c'était le moment opportun de mettre certains moments qu'on ne pouvait pas trop filmer ou des moments d'intimité, d'avoir ces photos qui permettraient d'avoir du recul et de pouvoir respirer aussi un tout petit peu», justifie Nicolas Peduzzi.
Alors qu'une fusion contestée entre les hôpitaux Beaujon et Bichat (XVIIIe arrondissement de Paris) doit avoir lieu dans quelques années (en 2028 dans un nouvel hôpital situé à Saint-Ouen), État limite immortalise ce lieu sur le fil. Avec un sens du cadre impressionnant, Nicolas Peduzzi, aidé par son étalonneuse Lucie Bruneteau, fait de l'hôpital Beaujon, ses escaliers, ses chambres et ses façades, de véritables décors cinégéniques. «Je pense que c'était important pour moi aussi de montrer cet endroit qui ne va plus exister, confie le cinéaste. J'avais envie d'essayer de soigner un tout petit peu le lieu que j'ai connu enfant et que j'ai toujours trouvé beau.»