Sans que ce soit une complète innovation, et peut-être aussi parce que les deux rivales de la quinzaine cannoise viennent d'attribuer leur récompense suprême à un documentaire (Toute la beauté et le sang versé de Laura Poitras, Lion d'or à la Mostra de Venise 2022; Sur l'Adamant de Nicolas Philibert, Ours d'or à la Berlinale 2023), les films qu'on range dans cette catégorie sont singulièrement bien représentés cette année sur la Croisette.
Parmi eux, on s'étonne et on se réjouit de trouver en sélection officielle pas moins de deux films du réalisateur chinois Wang Bing, dont l'un en compétition pour la Palme d'or, malgré ses 3 heures 30. Mais le second, Man in Black, plus court et en Séance spéciale, est tout aussi admirable, bien que complètement différent.
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Chacun des deux films enrichit une des deux veines principales de l'œuvre désormais considérable de l'auteur d'À l'ouest des rails (2002). L'une concerne la description, au plus près de la vie quotidienne des plus démunis, des effets de la politique économique chinoise actuelle, et l'autre le rappel des horreurs de l'oppression des années 1950-1980, mémoire que le pouvoir actuel tient toujours à garder dans l'ombre.
Parmi les autres documentaires présentés à Cannes, il convient également de célébrer sans attendre deux magnifiques propositions, elles aussi complètement différentes, Occupied City de Steve McQueen et Anselm de Wim Wenders.
«Jeunesse (Le Printemps)», de Wang Bing
Jeunesse (Le Printemps) reprend et déploie considérablement l'approche d'un des précédents films de son auteur, le déjà très remarquable Argent amer. Wang Bing s'est régulièrement installé, durant quatre ans (2016-2019) aux côtés de jeunes ouvriers et ouvrières qui triment entre douze et quatorze heures par jour dans des ateliers de confection.
Venus de la campagne, ils sont logés en dortoirs dans le même bâtiment que leur lieu de travail, en l'occurrence dans la ville de Huzhou (est de la Chine), dans la région de Shanghai. Vivant littéralement les uns sur les autres, la situation crée une proximité, voire une promiscuité propice à de multiples formes de séductions, conflits, jeux, solidarités, affrontements.
Ils et elles ont entre 16 et 30 ans, viennent souvent des mêmes villages, trimballent souvent des histoires compliquées d'obligations familiales, de perspectives plus ou moins voulues de mariage, d'enfant laissé au pays. Deux appareils déterminent leur existence: la machine à coudre pour le travail, le téléphone portable pour tout le reste.
Dans ces vies plus que précaires, il s'agit sans cesse de négocier: les tarifs horaires et le nombre de pièces à produire avec le patron, les manières de se comporter au travail ou dans les espaces communs avec les collègues, les relations amoureuses, de la drague de collégiens aux projets de mariage.
Négociations, caresses, coups, farces, et interminablement, labeur, labeur, labeur, dans le bruit doublement assourdissant des machines et de la radio à fond débitant des chansons sentimentales: le parti pris de suivre inlassablement les mêmes personnes, des situations apparemment similaires, un quotidien où rien de spectaculaire n'adviendra, construit peu à peu cette intelligence fine, sensible à tous les sens du mot, d'un immense théâtre du réel, aux ramifications innombrables.
Affichant d'emblée sa présence, Wang Bing capte ainsi un vaste éventail de rapports au monde, qui sait, du même élan, rendre compte de conditions de vie et de travail extrêmes (celles-là mêmes qui contribuent à l'aisance de nos sociétés) de millions de personnes et des rapports à l'existence autrement nuancés que ce qu'un regard simplificateur et bien-pensant suggérerait.
Oui, ces jeunes gens sont exploités, par des patrons qui eux-mêmes ne roulent pas sur l'or. Mais ils sont aussi habités par une énergie, par un pari sur la possibilité de transformer leur vie et celle de leurs proches, que misérabilisme et exotisme rendraient incompréhensibles. Et c'est cette épaisseur-là, que seule la durée permet de percevoir, qui fait l'exceptionnelle puissance du film.
«Man in Black», de Wang Bing
Il est rare qu'un cinéaste soit deux fois présent durant la même édition du Festival de Cannes. Mais il est encore plus exceptionnel que chacun des films occupe ainsi une place à la fois différente, par ses thèmes et ses choix de réalisation, et complémentaire.
Formellement et thématiquement différent de Jeunesse (Le Printemps), Man in Black déploie en à peine une heure une proposition d'une radicalité et d'une émotion foudroyantes.
L'immense artiste chinois, homme de son temps, Wang Xilin, revient sur son parcours. | Asian Shadows
Il est seul. Il est entièrement nu. Il est vieux. Dans un théâtre désert, l'homme circule lentement dans la pénombre. Comme un animal à la fois curieux et affectueux, la caméra l'accompagne. Parfois, on dirait qu'elle le caresse. De grands mouvements doux enveloppent ce corps marqué par l'âge, et par des signes qui pourraient être des traces de torture. Une musique puissante occupe l'espace sonore.
Puis il chante, en chinois, la chanson qui donne son titre au film, «L'Homme en noir». Il mime le travail forcé et la souffrance, avant de s'asseoir devant un grand piano. Il joue doucement, et puis pas du tout doucement. Il s'appelle Wang Xilin. Il est le plus grand compositeur de musique contemporaine chinoise.
Toujours «dans le plus simple appareil» comme on dit, et jamais cette expression n'aura été plus appropriée, il raconte son histoire. Une histoire d'engagements et de combats, de souffrance et de courage, de tragédies innombrables, qui traverse la deuxième moitié du XXe siècle. En Chine, mais pas seulement. Une histoire politique, une histoire humaine, qui n'aura cessé d'être aussi, pour lui, une histoire musicale. Silences compris.
Dans sa brièveté, Man in Black est une œuvre immense, portée par un homme impressionnant de lucidité et d'exigence, grâce à ce singulier dispositif conçu par Wang Bing. Et aussi grâce aux images écrites à la main par la grande directrice de la photo Caroline Champetier, qui atteint ici un nouveau sommet de sa longue et féconde carrière.
Avec la quinzaine de jeunes gens de Jeunesse comme avec l'homme seul de Man in Black, ce sont deux modalités différentes, aussi impressionnantes l'une que l'autre, des puissances d'incarnation du cinéma qui sont activées, incarnation de l'histoire, incarnation du présent.
«Occupied City», de Steve McQueen
Le cinéaste, révélé par Cannes il y a maintenant quinze ans grâce à l'admirable Hunger, était déjà alors un artiste en vue dans le monde des galeries et des installations. Et il y a des traces de cette proximité dans le parti pris d'Occupied City, film qui relève clairement d'un dispositif. 262 minutes durant, celui-ci consiste en la mise en résonance de deux propositions, l'une sur la bande-son, l'autre à l'image.
À l'image, les enfants jouent dans un parc d'Amsterdam. Sur la bande-son... | A24
Sur la bande-son, une voix féminine énonce des centaines de faits précis concernant la présence des nazis à Amsterdam, entre 1940 et 1945. Crimes antisémites, actes de résistance, pratiques des diverses autorités allemandes et néerlandaises, incidents ou tragédies sont l'un après l'autre précisément décrits, en donnant le nom de la rue, le numéro de l'immeuble, chaque fois que possible l'emplacement de l'appartement où ces faits se sont produits.
Ces lieux apparaissent à l'écran, tels qu'ils existent aujourd'hui (toujours là soixante-dix ans après, ou avec de nouveaux bâtiments ayant remplacé ceux de l'époque), et surtout avec des gens d'aujourd'hui, menant la vie d'aujourd'hui. «Aujourd'hui» désigne en l'occurrence une période, celle du tournage, qui a commencé avec la pandémie de Covid-19 et s'est terminée peu après l'invasion de l'Ukraine.
Semblable dispositif est clairement une déclinaison de la géniale intuition de Claude Lanzmann dans Shoah de mettre en relation les lieux actuels et les énonciations décrivant des faits du passé, suscitant des jeux infinis d'échos suggestifs en même temps que de ce que les scientifiques appellent un «savoir situé».
Ce procédé, c'en est un, trouve une multitude d'effets puissants à mesure que se déroule Occupied City, en déplaçant complètement ce qui relevait du seul principe d'agencement de ce que dit la voix et de ce que montre l'écran. En quoi il s'agit bien d'une œuvre de cinéma, et pas d'une installation.
Scandé par deux longues séquences hallucinées à travers la ville rendue vide par le confinement, le film suscite en effet de multiples réflexions, questions et émotions, bien au-delà de son principe organisateur.
Celles-ci sont nourries, en grande partie, par un choix singulier du réalisateur en ce qui concerne ce qu'il a filmé aujourd'hui: principalement des moments de fête, de loisir, de détente, témoignant d'une existence heureuse et confortable, à bien des égards futiles, dans ce monde à la fois hérité de la victoire sur le nazisme et très oublieux de ce qui s'est joué alors, dans la terreur et aux extrêmes du courage et de la lâcheté.
Quelques scènes de manifestations (contre le confinement, contre la montée de l'extrême droite, contre le dérèglement climatique) et cérémonies mémorielles viennent émailler cette vision globalement idyllique de l'existence, dans une ville effectivement bien agréable, filmée à toutes les saisons de l'année sous ses aspects les plus plaisants par un cinéaste qui y réside désormais.
En même temps que l'extraordinaire collection de faits dramatiques qu'énonce le texte conçu par l'historienne Bianca Stigter, autrice du livre Atlas of an Occupied City – Amsterdam 1940-1945, dans les 130 lieux qu'elle a documentés, le déroulement du film recompose en permanence la réflexion sur en quoi ce qui s'est produit là, à Amsterdam, mais aussi et surtout là en Europe, nous concerne et nous interpelle.
«Anselm», de Wim Wenders
Wim Wenders est lui aussi présent avec deux films au Festival de Cannes cette année. Son film de fiction, Perfect Days, ne sera présenté qu'en fin de manifestation, le 25 mai. Mais sans attendre il a été possible de découvrir, avec grand bonheur, son documentaire consacré à l'immense artiste Anselm Kieffer.
L'artiste au milieu de quelques éléments de l'immense œuvre-paysage qu'il a imaginée. | Les Films du Losange
C'est la deuxième fois que le cinéaste de Paris, Texas mobilise ainsi avec finesse les ressources de la 3D, après le si beau Pina, dance, dance, otherwise we are lost en 2011. Il en fait un usage complètement différent, plus proche de ce qu'avait fait de la 3D Werner Herzog avec La Grotte des rêves perdus, pour accompagner un voyage dans l'univers foisonnant du peintre, sculpteur et inventeur de formes et d'espaces, qui donne son prénom au film.
En Allemagne et en France, et jusqu'à l'extraordinaire site de Barjac (Gard) où c'est un paysage entier qui est activé par un ensemble de propositions artistiques, le film accompagne la production incroyablement prolifique, diverse et ambitieuse de l'ancien élève de Joseph Beuys.
Le risque, avec un artiste ayant autant travaillé le monumental, y compris de manière extrêmement critique, était d'élever à l'homme, devenu célèbre grâce aux gigantesques livres de plomb, aux bibliothèques brûlées et aux titanesques peintures de paysage qui sont depuis quatre décennies parmi les œuvres les plus recherchées des grands musées du monde entier, à son tour un imposant monument; risque que pouvait augmenter le recours à la 3D.
C'est l'inverse qui se produit, grâce à la capacité de Wim Wenders (et d'Anselm Kiefer) de se tenir à échelle humaine, comme d'une proximité de voisins bienveillants qu'ils semblent être tous deux, et dont ils font aussi les spectateurs.
Amicale et proche, la relation créée avec ce qu'Anselm Kiefer développe dans ses ateliers-usines est aussi le fruit d'une immense méditation, dont le film revendique les dimensions les plus abstraites et les plus érudites, au même titre que la beauté féconde du geste qui soude ou martèle, sculpte ou dessine. Avoir su tenir dans le même mouvement, à la fois lucide et affectueux, modeste et ambitieux, l'évocation d'une telle œuvre est, sans qu'il n'y paraisse, assez miraculeux.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.