Médias / Culture

«Jeanne du Barry»: comment couvrir un film «problématique» à Cannes?

Temps de lecture : 8 min

La projection du film de Maïwenn et Johnny Depp en ouverture du Festival de Cannes interroge.

L'acteur américain Johnny Depp et l'actrice et réalisatrice française Maïwenn posent lors d'un photocall pour le film Jeanne du Barry lors de la 76e édition du Festival de Cannes, le 17 mai 2023. | Christophe Simon / AFP
L'acteur américain Johnny Depp et l'actrice et réalisatrice française Maïwenn posent lors d'un photocall pour le film Jeanne du Barry lors de la 76e édition du Festival de Cannes, le 17 mai 2023. | Christophe Simon / AFP

Faut-il, en tant que journalistes, boycotter les œuvres dont les auteurs nous offensent? Est-il au contraire essentiel de les voir pour se faire un avis et en rendre compte au mieux? N'est-ce pas le rôle du critique, non seulement d'analyser une œuvre, mais aussi de la replacer dans son contexte, de l'interroger, et de transmettre au public des clés la concernant?

Ces questions n'ont jamais été aussi présentes dans l'esprit des journalistes qu'à l'ouverture du Festival de Cannes 2023, lancé le 16 mai avec la projection de Jeanne du Barry, le nouveau film de Maïwenn. La réalisatrice-actrice, qui a récemment reconnu avoir agressé le journaliste Edwy Plenel, y partage l'affiche avec Johnny Depp, impliqué dans un divorce très médiatisé avec Amber Heard et accusé de violences conjugales. L'acteur a notamment perdu son procès en diffamation contre le journal The Sun, qui l'accusait de violences conjugales, et gagné un autre procès en diffamation contre Amber Heard.

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Choix personnels

À Cannes, plusieurs rédactions et journalistes, dont certains ont préféré ne pas être nommés, ont fait le choix de ne pas voir le film auréolé de controverse. C'est le cas de Florent Boutet, qui couvre le festival pour deux médias, notamment la revue Les Fiches du cinéma, dont la ligne éditoriale impose de couvrir tous les films. «Je suis ici pour deux rédactions. Il y en a une qui fait dans l'exhaustivité, donc fatalement, il y a quelqu'un qui a dû aller voir, et ce n'était pas moi.»

Pour son second média, le site Le Bleu du miroir, «on choisit vraiment ce qu'on veut mettre en avant ou pas. C'est des choses qu'on a déjà faites par le passé, comme le choix de ne pas couvrir le dernier film de Roman Polanski, J'accuse, après une concertation avec le comité éditorial.» Concernant Jeanne du Barry, la rédaction a fait le même choix. «Le film n'a pas franchement besoin de nous. Est-ce qu'on a envie de donner une tribune supplémentaire à un film qui, de toute façon, va être traité par ailleurs? Je sais qu'il y a des gens qui y sont contraints, c'est le boulot qui veut ça. Mais quand t'as le choix, j'estime que c'est pas mal aussi de faire entendre cette voix-là.»

Idem pour Lou-Anne Lemaire, qui couvre Cannes pour la première fois pour Dois-je le voir?. La journaliste n'a pas reçu de consigne mais a précisé à ses éditeurs qu'elle n'irait pas voir le film: «Je ne peux plus voir Johnny Depp.» Selon elle, «le fait de regarder les films et les commenter comme si tout était normal ne va pas aider l'industrie du cinéma à adopter une position radicale. Si des gros médias décidaient aussi de ne pas les couvrir, peut-être que ça permettrait un déclic.»

L'Américaine Melissa Silverstein a fondé le site Women and Hollywood, centré sur une couverture féministe de l'industrie du cinéma. Depuis plusieurs années, elle ne vient plus à Cannes, et si elle continue à couvrir l'industrie, elle a fait le choix de ne plus regarder les films réalisés par des personnes accusées de violences ou d'agressions sexuelles. «Je ne suis pas quelqu'un qui peut séparer l'œuvre et l'artiste. J'ai pris cette décision parce que je veux étendre mon univers, et je ne veux pas soutenir des personnes dont les valeurs vont à l'inverse du monde dans lequel je veux vivre.»

Mais pour la plupart des grands médias, généralistes ou spécialisés, ne pas couvrir Jeanne du Barry à cause des débats qui l'entourent était inenvisageable. Selon Manori Ravindran, cheffe de rubrique internationale du magazine Variety basée à Londres, «les critiques font leur travail, et bien évidemment, ils vont inclure les éléments d'actualité dans leur critique. Nos reporters vont aussi fournir une couverture supplémentaire, explorer d'autres angles comme la relation entre Johnny Depp et la France.» Elle rappelle qu'avoir tous les éléments en main, et donc voir le film, est un devoir essentiel pour un journaliste. «Quand on sait exactement ce qui a été produit, cela informe le reste de notre travail sur ce film. Si on ne l'a pas vu nous-mêmes, on avance à l'aveugle.»

«Parler de tout»

Si certains médias ont publié des critiques sans mentionner le contexte cannois, une grande partie d'entre eux ont choisi d'offrir une couverture aussi large et complète que possible.

Matteu Maestracci couvre le festival pour la radio France Info. «Ça peut sembler être une manière de se défausser, mais notre façon de travailler à France Info, c'est qu'on va parler de tout, et ensuite, l'auditeur se fait son avis. C'est-à-dire qu'on va parler du film en tant qu'objet de cinéma, en essayant de contextualiser autant que possible. [...] Typiquement, on va faire une intervention de cinq minutes dans notre tranche 12h-14h, je vais parler du film, et je vais parler de la polémique.»

Télérama a aussi choisi d'aborder le sujet sous plusieurs angles. La critique n'évoque pas la polémique, mais le site a publié en parallèle un article intitulé «Cannes 2023: le malaise Johnny Depp, star déchue couronnée par Maïwenn». La sortie de Maïwenn dans l'émission «Quotidien» a également été couverte. Variety, de son côté, a accordé une interview à Edwy Plenel concernant son agression par la cinéaste. Le texte figure en une du magazine.

«Tenter de penser le film de Maïwenn en voulant s'abstraire de ce qu'on sait de la polémique, c'est se tromper.»
Sandra Onana, journaliste à Libération

Sandra Onana a rédigé la critique du film pour Libération –qui comme Télérama, a couvert le film à travers une diversité d'angles. Elle explique que si «les dilemmes se posent naturellement en rédac», les choix éditoriaux reposent sur «un tâtonnement empirique au cas par cas. Les situations “problématiques” n'ont souvent rien de comparable, les questions se posent en des termes différents à chaque fois, sans autre évidence en ce qui me concerne que celle de ne pas se débiner, et ne pas feindre d'avoir trouvé comment on sort de ça par le haut.»

Sa critique évoque aussi bien les qualités artistiques du film que les polémiques qui l'entourent. Pour la journaliste, il n'aurait pas pu en être autrement: «L'effort d'étanchéité entre les deux tient du déni, si le film en question paraît commenter les raisons mêmes de sa polémique [dans le film, le personnage de Louis XV incarné par Johnny Depp est effectivement enjoint à «se repentir» et «renoncer au scandale», ndla]. Tenter de penser le film de Maïwenn en voulant s'abstraire de ce qu'on sait de la polémique, c'est se tromper, ça équivaut à passer à côté de ce qu'il prétend raconter sur l'opprobre et la bien-pensance.»

Ben Croll est un critique canadien qui travaille en free-lance pour plusieurs médias américains. En dehors du chapo [le texte venant juste après le titre dans un article, ndlr], qui qualifie le film de «controversé», il a choisi de ne pas aborder les polémiques entourant Depp et Maïwenn dans son texte: «Je suis épargné par le fait qu'il y aura une conférence de presse demain, où la question sera posée, et que quelqu'un d'autre à Indiewire va couvrir la conférence de presse. Ça enlève une certaine part de responsabilité pour moi.»

Pour lui, l'envie de parler des qualités du long-métrage prime sur le reste: «Même si un film n'est jamais vu dans le néant, il faut essayer de répondre au film, et le film, mine de rien, m'a plu. Je n'ai pas peur de dire ça non plus. Même si c'est quelqu'un qui est problématique, à mon avis elle a quand même réussi à faire un film qui marche, et ça serait très malhonnête de ne pas dire ça.»

Impossibilité de faire abstraction

Le journaliste canadien admet avoir malgré tout eu du mal à se départir de l'image publique de Johnny Depp en visionnant le film. Quoi qu'on écrive, difficile en tant que journaliste de regarder une œuvre en faisant abstraction du contexte qui l'entoure.

Kyle Buchanan est journaliste cinéma pour le New York Times. Le 16 mai, il a assisté à la cérémonie d'ouverture du festival, suivie de la projection de Jeanne du Barry. «N'importe quelle couverture que je ferai du film sera contextualisée par les gros titres qui entourent l'acteur et la réalisatrice, c'est sûr. Et aussi par la lettre ouverte d'Adèle Haenel [publiée dans Télérama], qui fustige l'industrie du cinéma français.»

«On donne tous les éléments, mais si je devais parler du film et de la polémique sur une minute, malheureusement, je n'aurais pas la place.»
Matteu Maestracci, journaliste à France Info

Matteu Maestracci, qui a vu le film à Paris en amont du festival, confirme: «En tant que critique, est-ce qu'il est possible d'en faire abstraction? C'est quasiment impossible. C'est impossible de voir le film sans penser à Maïwenn et Edwy Plenel. C'est impossible de voir le film sans penser à Johnny Depp et Amber Heard. Et c'est impossible de regarder Johnny Depp évoluer à l'écran sans penser à ça, parce qu'en plus, son personnage dans le film est aussi un écho à ce qu'il est dans la vie.»

Le tout étant d'être honnête avec notre lectorat sur ces conditions particulières de visionnage. «Je ne trouve pas que c'est faire une crasse à un film que d'intégrer à la critique le contexte dans lequel on le voit, je pense qu'on en parle mieux et plus justement comme ça», analyse Sandra Onana.

Question de place

Pour certains, la couverture médiatique est motivée par des exigences pratiques. Comme l'explique Matteu Maestracci, «le format radio comprend une contrainte technique. Si on me demande de faire une minute sur le film, je n'ai guère d'autre choix que de parler du film. En revanche, quand on lance mon sujet, la présentatrice rappelle les éléments: Johnny Depp, Amber Heard, polémique, risque de manifestations féministes… On considère qu'on donne tous les éléments, mais si je devais parler du film et de la polémique sur une minute, malheureusement, je n'aurais pas la place.»

Michael Ghennam, rédacteur en chef adjoint des Fiches du cinéma, a été chargé d'écrire la critique du film. Lui aussi témoigne d'un manque de place pour aborder les «affaires» entourant un film. Tous les textes de la revue obéissent au même calibrage: 1.900 signes de critique, 1.500 signes de résumé. Avec une telle taille, difficile de restituer une affaire judiciaire parfois complexe, tout en donnant un avis sur le film. Comme l'explique le journaliste, que ce soit pour Maïwenn, Roman Polanski ou Woody Allen, «je ne peux pas refaire un cours d'histoire à chaque fois».

Être capable de remise en question

Les méthodes peuvent diverger, mais tous les journalistes interrogés s'accordent sur une chose: il faut trancher au cas par cas. «Il y a des gens problématiques qui font des choses problématiques tous les jours. Donc tous les jours, nous prenons des micro-décisions sur notre manière d'interagir avec ça. Parfois on fait les bons choix, parfois on fait les mauvais. On est tous humains», admet Melissa Silverstein. Le plus important étant sans doute d'être capables d'interroger nos propres pratiques, et peut-être les faire évoluer.

C'est l'analyse de Kyle Buchanan: «Je pense qu'à Cannes comme à Hollywood, il y a une tendance à valoriser une sorte de glamour très rétro, et c'est facile de se laisser séduire par ça. Mais souvent, ces idéaux vont de pair avec d'autres manières de penser rétrogrades: il suffit de voir la controverse concernant l'obligation ou pas de porter des talons hauts à Cannes, qui dure depuis des années. Ça fait partie intégrante de la couverture de l'industrie du cinéma: il faut à la fois s'y intéresser et être capable de la remettre en question. Il y aura toujours des gens qui utilisent les plaisirs subversifs de l'art pour excuser leurs propres méfaits.»

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