Culture

Lire «Le Journal d'Anne Frank» à 15, 30 ou 45 ans, c'est lire chaque fois un livre différent

Temps de lecture : 8 min

Il est des livres qu'il faut redécouvrir tous les quinze ans.

Photo du passeport d'Anne Frank, mai 1942. | Photo Collection Anne Frank House via Flickr
Photo du passeport d'Anne Frank, mai 1942. | Photo Collection Anne Frank House via Flickr

Quand j'ai rencontré Anne, nous avions le même âge, 14 ans. Elle m'a laissé lire son journal intime; elle avait pour ambition de le remanier pour qu'il soit publié un jour. Anne était pour moi ce que l'on appelait alors une correspondante, nous nous écrivions: elle me parlait sur le papier, et je lui répondais dans ma tête. Anne et moi avions le même type d'expériences fondamentales de l'adolescence: des relations compliquées à nos mères, une grande sœur qui prenait de la place, une passion pour les livres, un cœur qui ne demandait qu'à vibrer –bientôt un garçon qui deviendrait le centre de notre univers.

«Qui d'autre que moi lira un jour ces lettres? Qui d'autre que moi me consolera? Car j'ai souvent besoin de consolation, je manque si souvent de force et j'ai plus souvent de raisons d'être mécontente de moi que satisfaite. Je le sais et je ne renonce pas à essayer chaque jour de m'améliorer.»

Des jugements très affirmés, sur les autres et sur nous. Nos premières règles, cette étape cruciale et tant attendue, sont arrivées au même âge, et nous étions toutes deux contraintes de vivre avec des adultes encombrants (pour elle, physiquement prisonnière) et dans un corps qui devenait celui d'une autre, une autre qui allait le rester pour des dizaines d'années ensuite.

Pour moi.

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Anne est morte à 16 ans, après deux années de captivité dans l'Annexe, où elle partageait un quotidien d'angoisse et de malaise avec sept autres personnes, dont ses parents et sa sœur Margot. Elle a vécu quatorze ans d'une enfance pas tout à fait normale mais relativement heureuse, et deux années à redouter ce à quoi son père tentait d'échapper depuis qu'en 1933, il avait quitté l'Allemagne pour protéger les siens des persécutions nazies: l'extermination.

«Le soir dans mon lit, je me vois seule dans un cachot, sans papa ni maman. Parfois, j'erre sur la route, ou notre Annexe prend feu, ou ils viennent la nuit nous chercher et, pleine de désespoir, je me cache sous le lit. Je vois tout, comme si je le subissais vraiment, avec en plus le sentiment que cela pourrait m'arriver d'un moment à l'autre!»

Je me rappelle avoir pleuré

Son père, Otto, unique survivant de toute sa famille, a récupéré son journal intime qu'il a fait publier en 1947. Puis, en 1986, une nouvelle version, plus complète, est sortie. Dans la première, le père d'Anne avait enlevé certains passages sur sa sexualité et ses mauvaises relations avec sa mère.

«J'ai fini par dire à papa que je l'aime, lui, beaucoup plus que maman, il m'a répondu que cela me passerait, mais je n'en crois rien. Je ne peux pas supporter maman et je dois me faire violence pour ne pas la rabrouer sans arrêt et garder mon calme, je pourrais la gifler, je ne comprends pas pourquoi j'ai une telle aversion pour elle.»

Je me rappelle avoir lu le journal d'Anne Frank sans savoir quelle en serait la fin; je me rappelle avoir pleuré en apprenant qu'elle avait été déportée et qu'elle était «morte dans un camp».

«Souvent le soir à la nuit tombée, je vois marcher ces colonnes de braves gens innocents, avec des enfants en larmes, marcher sans arrêt, sous le commandement de quelques-uns de ces types, qui les frappent et les maltraitent jusqu'à les faire tomber d'épuisement, ou presque. Personne n'est épargné, vieillards, enfants, bébés, femmes enceintes, malades, tout, tout est entraîné dans ce voyage vers la mort.»

On sait exactement comment Anne est morte. On sait qu'elle a attrapé la gale à Auschwitz où sa mère avait creusé un trou dans la caserne où Anne et Margot étaient reléguées pour leur passer du pain, qu'elle a agonisé des mois à Bergen-Belsen, malade et gelée, qu'elle mourait de faim. Un jour, une de ses amies, Hannah Goslar, lui a jeté un petit paquet contenant de la nourriture par-dessus les barbelés après qu'Anne, famélique, l'avait suppliée de lui donner quelque chose à manger. Des femmes s'étaient jetées sur le paquet et le lui avaient volé; Anne s'était mise à pleurer. Arrêtées avec leur famille et tous les habitants de l'Annexe le 4 août 1944, Anne et Margot sont mortes du typhus entre février et mars 1945. Leur corps est dans une fosse commune.

«Nous supposons que la plupart se font massacrer. La radio anglaise parle d'asphyxie par les gaz; c'est peut-être la méthode d'élimination la plus rapide.»

Anne ne me parle plus, c'est moi qui lui parle

Lire le journal d'Anne à 15 ans, et le relire des dizaines d'années plus tard, quand on a été soi-même la mère d'une adolescente, c'est lire un autre livre.

C'est une expérience connue et mystérieuse à la fois de constater à quel point nos lectures de jeunesse non seulement forment notre esprit (une bonne raison de couper le wi-fi familial de temps à autre) mais également que les livres lus à 15 ans ne racontent plus du tout la même histoire quand on les rouvre à 30, 40 ou 50 ans.

La virginité de l'esprit de l'enfant est une ardoise sur laquelle s'inscrivent non seulement ses expériences à lui mais aussi, parfois (pour les gros lecteurs, souvent), celles qu'il vit par procuration à travers les livres qu'il lit. Ces histoires lui racontent tous les possibles de la vie humaine, lui ouvrent des horizons, des plus clairs aux plus ténébreux, et lui font miroiter les outils qu'il devra s'approprier s'il veut, à son tour, vivre sa vie comme une aventure. Les émotions de l'enfance sont plus intenses, plus vives, plus réelles que celles de l'âge adulte. À 15 ans, le cerveau et le cœur commencent à peine à envisager les possibles, tout est première fois et chaque expérience, lue ou vécue, est d'une folle intensité.

«Cissy van Marxveldt écrit super bien. Je ferai certainement lire ses livres à mes enfants.»

Le journal d'Anne Frank ne raconte pas la même histoire à la jeune fille de 15 ans et à la femme qui ne se reconnaît plus dans Anne, mais davantage dans celle qui lui a donné la vie et n'a pas pu empêcher sa mort.

Anne ne me parle plus, quand j'ouvre son journal; c'est moi qui lui parle. Je ne glousse plus avec elle, je m'attendris; je n'ai plus de papillons dans le ventre quand elle avoue son amour pour Peter; je me réjouis pour elle. Quand j'ouvre le livre pour la retrouver, ce n'est plus elle qui me parle, c'est moi qui prends la parole. J'essaie de la consoler, comme le font les mères. Je la regarde du haut de mon expérience de femme qu'elle ne vivra jamais.

Je lui dis que ce qu'elle traverse est normal et, j'ai beau savoir qu'elle mourra dans d'atroces souffrances et torturée par un désespoir absolu face à la certitude que sa famille est morte, qu'elle verra Margot tomber morte de son châlit, la peau perçant les os dans le froid, la douleur et une odeur épouvantable, à cette petite de 15 ans que je sais condamnée au martyre, je dis, inutilement, ne t'inquiète pas, Anne, ça va aller. La porte de l'Annexe un jour s'ouvrira et tu sortiras, et tu deviendras la journaliste et l'écrivain que tu rêves être. Je te le promets. Je te le jure. Et je referme le livre avec un poids au cœur, mais j'y reviens toujours.

De l'adolescente à la femme

Anne Frank connaît une notoriété folle. Son journal est traduit en plus de soixante-dix langues, et on a beau entendre souvent que l'histoire de la Shoah intéresse de moins en moins, qu'en s'éloignant de nous elle s'efface des mémoires, qu'avec les derniers témoins disparaîtra la conscience du crime absolu qu'elle représente, sa maison devenue musée ne désemplit pas. Des centaines de personnes la visitent tous les jours, et pour espérer acheter un billet, il faut s'y prendre six semaines à l'avance.

J'y suis retournée après avoir élevé des enfants, et c'est la gorge serrée que j'ai regardé les traits de crayons sur le mur; les mêmes qu'à la maison. Margot avait grandi de 2 centimètres dans l'annexe; Anne, de 13. J'ai vu, avec les yeux d'une mère qui doit nourrir ses enfants, la cuisine où il fallait faire à manger pour huit avec pas grand-chose. La salle de bains avec un lavabo et une toilette pour tout le monde, dont il ne fallait surtout pas tirer la chasse à certains moments de la journée, pour ne pas faire de bruit, avec à l'esprit toutes les incommodités que l'hygiène d'une famille engendre.

«Les W.C. étaient complètement bouchés ce matin et à l'aide d'un long bâton en bois, papa a dû triturer toutes les recettes de confitures de fraises (notre papier hygiénique actuel) et quelques kilos de caca pour dégager la cuvette. Ensuite, on a brûlé le bâton.»

J'ai regardé ces fenêtres aveugles, et imaginé mes enfants condamnés à ne jamais voir la lumière du jour, pendant des années, sans connaître la durée de leur peine. Il reste peu de choses dans l'Annexe, car les nazis l'ont vidée et le père d'Anne a voulu que tout reste en l'état, mais quelques objets ici et là font le lien entre le récit d'Anne et nous. Les photos de vedettes sur le mur de sa chambre. Le livre de prières de sa mère. Prières qui n'ont pas été exaucées puisque ses filles n'ont pas été sauvées.

La mère d'Anne Frank s'appelait Edith. Elle est morte de faim et d'épuisement à Auschwitz, séparée de ses filles, le 6 janvier 1945. Anne passe une grande partie de son journal à la critiquer, à dire qu'elle ne l'aime pas, que sa mère n'est pas un modèle pour elle. Et petit à petit, on la voit aussi prendre de la distance par rapport à son père, après un Œdipe pas piqué des vers. Bref, on la voit grandir et prendre le chemin normal du détachement nécessaire à l'autonomie –avec une maturité accélérée cependant, compte tenu de sa grande intelligence, de sa lucidité, du contexte particulier dans lequel elle vit et des heures qu'elle passe à s'analyser elle-même.

«Il m'est absolument impossible de tout construire sur une base de mort, de misère et de confusion. Je vois comment le monde se transforme lentement en un désert, j'entends plus fort, toujours plus fort, le grondement du tonnerre qui approche et nous tuera, nous aussi, je ressens la souffrance de millions de personnes et pourtant, quand je regarde le ciel, je pense que tout finira par s'arranger, que toute cette cruauté aura une fin, que le calme et la paix reviendront régner sur le monde.»

Que serait devenue Anne? La femme de lettres qu'elle rêvait de devenir? On ne peut s'empêcher de penser qu'elle aurait été le genre de femme que fut la Française Simone Veil. Anne et Simone ont été prisonnières au même moment à Bergen-Belsen. Simone, plus solide, plus âgée et plus «chanceuse» dans la mesure où elle travaillait aux cuisines à ce moment-là, a probablement vécu un peu de la vie d'Anne à sa place. C'est la seule, bien piètre, consolation qu'il nous reste quand on referme son journal.

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