Culture

«Anatomie d'une chute», l'anti-film de procès

Temps de lecture : 5 min

Dans son nouveau film en compétition à Cannes, Justine Triet réalise un double huis clos domestique et judiciaire… Et joue admirablement avec les attentes du public.

Le premier rôle, plein d'ambivalence, est porté par l'impressionnante Sandra Hüller. | Les Films de Pierre
Le premier rôle, plein d'ambivalence, est porté par l'impressionnante Sandra Hüller. | Les Films de Pierre

Justine Triet a toujours aimé brouiller les pistes. Son monumental Sybil, sur la dégringolade intime et professionnelle d'une psy incarnée par Virginie Efira, entremêlait comédie, drame, thriller et film méta. Ses héroïnes, comme ses films, sont souvent insaisissables, impossibles à résumer en un seul mot.

Il paraissait donc assez logique que son nouvel opus, Anatomie d'une chute, aille encore plus loin dans l'exploration de notre rapport à la fiction, et le rejet des narrations réductrices. En compétition pour la Palme d'or au Festival de Cannes 2023, la cinéaste française livre une nouvelle œuvre dense, captivante et inclassable.

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Film de manques

Le film suit Sandra, qui vit à la montagne avec son mari Samuel et leur fils malvoyant, Daniel. Un jour, alors que Daniel revient d'une balade avec son chien, il trouve le cadavre de son père au pied de la maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte, et bientôt, la veuve se retrouve accusée d'homicide. Mais s'agit-il d'un meurtre, d'un suicide, ou d'un simple accident?

En 2h30, le film s'attache à disséquer le passé du couple et le personnage de Sandra, à travers son procès. Pour déterminer si elle a été impliquée dans la mort de son mari, tout sera passé au crible: sa vie sexuelle, sa carrière ou encore son rôle de mère.

| Les Films de Pierre

Dans les procès comme au cinéma, les conclusions peuvent souvent s'avérer frustrantes. C'est précisément sur ce parallèle que joue Anatomie d'une chute. Justine Triet se dit fascinée par le tribunal comme un lieu «où l'on ne peut pas avoir la vérité. C'est le lieu où les gens se réapproprient ton histoire.» Après avoir déjà suivi une avocate au pénal dans Victoria, elle voulait refaire un film de procès: «J'avais envie d'imaginer un cauchemar, où ma vie privée serait balancée dans la sphère publique.»

La cinéaste flirte ici avec les registres familiers du «whodunit» («qui l'a fait?») et du film de procès –des genres où le public attend généralement une résolution, des réponses claires, et peut-être même un peu de sensationnalisme. Mais en zoomant toujours plus sur la vie intime de ses personnages, Justine Triet prouve l'impossibilité de résumer en quelques phrases toute la complexité d'une personne –ou d'une relation. «L'idée, c'est de faire un film de procès où tu as des manques, où tu n'as pas de point de vue omniscient, avec des flashbacks, comme on a pu en voir beaucoup», indique-t-elle.

Visuellement, Anatomie d'une chute bouscule tout ce que l'on peut attendre d'un film de procès. De Douze hommes en colère à Saint Omer, les œuvres se déroulant au tribunal répondent souvent à une esthétique très précise: lignes symétriques, plans fixes, cadres majestueux. Anatomie d'une chute, à l'inverse, déstabilise par son mouvement constant, libre et parfois foutraque. «Dès que tu fais un procès, il faut que la lumière vienne de Dieu, que ce soit hyper solennel, que tout soit propre. Pour m'être beaucoup baladée dans des procès, en réalité les choses ne sont pas aussi géométriques que ça.»

La réalisatrice, qui multiplie les zooms, les contre-plongées extrêmes et les mouvements de caméra, cherchait à se démarquer des codes du genre. «J'ai essayé de filmer de manière un peu floue, un peu bizarre… Toutes les saletés du tournage, je les ai gardées. Mon chef opérateur m'a regardée et m'a dit “mais pourquoi tu as utilisé ce plan?”. Parce qu'au montage, j'avais envie des prises les plus documentaires, les plus bizarres, les plus sales. Je voulais prendre complètement le contre-pied du côté mainstream du film de procès maîtrisé.»

Anatomie d'une antihéroïne

Derrière le dispositif judiciaire, Anatomie d'une chute rappelle aussi tout le talent qu'a Justine Triet pour dresser des portraits de femmes d'une rare complexité: Sandra est ambitieuse, frontale, parfois antipathique, et caméléonesque jusque dans les langues qu'elle parle. «Pour moi, ce film est un prétexte pour entrer dans le cerveau d'une femme et de sa vie», explique la réalisatrice.

Le rôle, plein d'ambivalence, est porté par l'impressionnante Sandra Hüller, actrice allemande habituée de la Croisette –elle était déjà mémorable dans un rôle secondaire de Sibyl, et inoubliable dans le rôle principal de la comédie déjantée Toni Erdmann. «Je ne veux pas du tout en faire une héroïne théorique, parfaite. C'est quelqu'un qui essaie de se démerder dans ce qu'elle fait, mais qui est extrêmement impure, qui est violente aussi, affirme Justine Triet. Ce n'est pas simple de faire ça dans le cinéma français, c'est pas très accepté. On m'a souvent reproché de créer des personnage pas sympathiques.»

Peut-on qualifier Sandra d'antihéroïne? «En tout cas, c'est quelqu'un qui assume absolument le fait de prendre beaucoup de place. C'est quelqu'un qui prend, et c'est une chose qui est très compliquée, pour les femmes, de prendre. Je pense qu'on n'est pas habitués à ça.»

La dissection d'un couple

En pleine écriture du film, la cinéaste se souvient d'avoir été marquée par le visionnage de Marriage Story, le film de Noah Baumbach, sur un couple qui se déchire en plein divorce. «J'avais vu la scène de dispute et je m'étais dit “putain, j'ai un problème avec la partition de la femme”. Je suis complètement amoureuse du personnage d'Adam Driver, mais la scène me semble très problématique parce que je ne comprends pas comment cette femme peut répondre ce qu'elle répond, c'est-à-dire n'avoir aucune réponse [rires].»

Ce qui rend Sandra profondément moderne, c'est aussi sa relation avec son mari. Justine Triet a choisi de représenter un couple «qui n'est pas forcément normé», et d'inverser les stéréotypes de genre: Samuel est celui qui reste à la maison pour s'occuper de leur enfant, tandis que Sandra est dévouée à sa carrière.

«J'ai l'impression qu'aujourd'hui, les jeunes générations se posent des questions vachement intéressantes, qui moi, me passionnent: est-ce que c'est si intéressant que ça de vivre en couple? Est-ce que c'est possible? Et est-ce que c'est intéressant d'avoir des enfants?» La cinéaste se met à rire: «La mère complètement dépressive... Mais ces questions sont passionnantes et je pense qu'effectivement, mon personnage de Sandra veut tout assumer, et ne veut pas demander la permission.»

Fiction ou réalité?

Les passerelles métatextuelles n'étant jamais loin dans son œuvre, la réalisatrice a coécrit le film avec son compagnon Arthur Harari, lui aussi cinéaste (Diamant noir, Onoda). Dans le film, Sandra et Samuel sont tous les deux écrivains, et la compétition professionnelle entre eux, source de conflits, est utilisée comme une pièce à charge lors du procès. Faut-il y voir un miroir de la réalité? Attention, il y a un piège.

«C'est fascinant parce que les gens sont obsédés par ça. Même moi, je suis obsédée. Combien de fois j'ai posé cette question: “Est ce que c'est vrai?” Même si au fond, j'ai un goût pour la fiction qui est immense. Moi, je fais de la fiction pour me cacher. Alors évidemment qu'on ne peut pas tout cacher totalement. Mais on est tous obsédés par ça.»

Dans un caméo savoureux, Arthur Harari incarne l'invité d'un plateau télé, qui commente l'œuvre de Sandra, son lien avec le procès, et le frisson des affaires d'homicide: «C'est quand même plus intéressant, une écrivaine qui tue son mari qu'un prof qui se suicide.» Prenant plaisir à déjouer nos attentes, le film bascule d'un point de vue à l'autre (la mère, le fils), et interroge sans cesse la notion du regard: celui de tous les protagonistes, mais aussi le nôtre. Comme le résume un personnage à Daniel, quand on ne peut pas connaître la vérité, il ne nous reste plus qu'à faire un choix. Au public de faire le sien.

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