Politique / Culture

Publier un roman quand on est un politique, un exercice périlleux

Temps de lecture : 5 min

La polémique qui a suivi le partage d'extraits du nouveau roman de Bruno Le Maire l'a montré.

Photographie du roman Fugue américaine de Bruno Le Maire, prise le 15 mai 2023 à Tours. | Magali Cohen / Hans Lucas / AFP
Photographie du roman Fugue américaine de Bruno Le Maire, prise le 15 mai 2023 à Tours. | Magali Cohen / Hans Lucas / AFP

La coquetterie campe page 74. Quelques phrases valsent sur Twitter et le scandale enfle. «Elle me tournait le dos; elle se jetait sur le lit; elle me montrait le renflement brun de son anus. “Tu viens Oskar? Je suis dilatée comme jamais.”» L'auteur de ses lignes s'avère être le ministre de l'Économie et des Finances.

Le court extrait érotique du dernier roman, Fugue américaine, de Bruno Le Maire, a quelque peu parasité sa sortie, le 27 avril. Alors que l'homme politique pouvait s'enorgueillir d'avoir rejoint la collection Blanche de l'éditeur Gallimard, sorte de reconnaissance suprême du talent littéraire et cénacle des écrivains contemporains, le passage a suscité les railleries sur les réseaux sociaux, nourri l'incompréhension de plusieurs journalistes politiques et inspiré le recadrage stylistique de certains écrivains couronnés comme Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2019, cherchant à mesurer «comment ça aurait pu s'écrire autrement».

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Depuis 2004 et la parution de son premier livre Le Ministre, où il dépeignait la vie de Dominique de Villepin, Bruno Le Maire cultive une forme d'attraction pour la fiction et le roman. Son amitié avec Michel Houellebecq, à qui il a ouvert les portes de son ministère, pour camper le personnage principal, Bruno Juge, de son dernier roman, Anéantir, en témoigne.

Tradition française

Afficher sa proximité avec le monde littéraire est un procédé d'image qui n'est pas nouveau dans le monde politique. «François Mitterrand, par exemple, ne cessait de faire valoir son admiration pour des écrivaines comme Françoise Sagan ou Marguerite Duras», souligne François Hourmant, chercheur à l'Université d'Angers, spécialiste des stratégies de représentation du personnel politique, et auteur de François Mitterrand, le pouvoir et la plume. S'inscrire dans une forme d'héritage littéraire est une «amorce de présidentialité». Une telle manœuvre construit une forme de distance à la médiocrité et permet de faire valoir ses goûts. «Grâce à cette stratégie, le personnel politique vise à être au-dessus de la mêlée», pointe le doctorant.

Cette posture est le fruit d'une tradition assez française, souligne Christian Le Bart, professeur de sciences politiques et auteur de La politique en librairie – Les stratégies de publication des professionnels de la politique: «Les politiques aiment écrire des livres, surtout en France. Ça leur permet d'acquérir une légitimité littéraire dont la grandeur a souvent été associée à la grandeur politique.»

La figure du général de Gaulle n'y est pas étrangère. Bâtisseur de la Ve République, le héros de guerre a incarné une vision lettrée du chef d'État en publiant Mémoires de guerre, devenu une sorte de testament de son action et un véritable monument de la culture française. À travers ses discours, le militaire a redonné corps à une idée apparue au XIXe siècle: le passage du politicien au-dessus de la page blanche est nécessaire pour graver sa vision du monde.

De Georges Clemenceau à François-René de Chateaubriand en passant par Victor Hugo jusqu'à Aimé Césaire, une sorte d'héritage s'est perpétré: celui qui façonne l'histoire la raconte.

Un genre risqué

À sa sortie de l'Élysée, Valéry Giscard d'Estaing a voulu s'inscrire dans cette filiation. En 1994, le président du conseil régional d'Auvergne publie un roman de 232 pages, Le Passage, mettant en scène une histoire d'amour entre un notaire et une auto-stoppeuse. L'exercice s'avère périlleux. Le livre est moqué par l'émission à succès «Les Guignols de l'info», qui s'amuse de sa vision jugée trop mièvre du sentiment amoureux.

Une réception médiatique qui s'explique avant tout par la dichotomie entre champ littéraire et incarnation politique, estime Christian Le Bart: «Depuis Proust, pour être un grand écrivain, il faut explorer l'intime. Est-ce compatible avec la stature d'homme d'État? Quand on fait de la politique, on s'efface: on ne parle pas de sa santé, de sa sexualité, de ses émotions. C'est un renoncement de soi et un déni du corps. Tout le contraire de la littérature», explique-t-il.

De ce fait, le roman est un genre peu plébiscité par les hommes et les femmes politiques, surtout en exercice. Ce sont plutôt des personnalités retirées de l'engagement qui y ont recours, comme François Léotard, ex-ministre des Armées, dont la retraite a été consacrée à son activité prolifique de romancier.

Procès en dilettantisme

«La démarche de Bruno Le Maire est novatrice puisqu'il est au pouvoir, insiste François Hourmant. Il y a là une stratégie de distinction. Il veut sans doute renvoyer à un esprit de liberté, sous-entendu par sa passion pour l'écriture. Elle renverrait à une vocation.» C'est d'ailleurs en une sorte de chevalier des arts que Bruno Le Maire s'est présenté sur le plateau de BFMTV au moment d'évoquer la sortie de son roman: «Chacun a ses lignes de fuite, moi c'est l'écriture. Je revendique cette liberté parce que cela me donne un équilibre intérieur.»

Le ministre argue écrire sur ses nuits et ses vacances. La justification s'avère, pour autant, risquée, aux yeux de Christian Le Bart: «Le roman est un exercice littéraire qui demande beaucoup de temps. Il faut mettre sur pied une intrigue, des personnages, une chronologie et la question se pose: comment peut-on écrire un roman quand on est ministre? C'est aussi une échappée dans un univers de fiction. Comment parvient-il à vivre dans deux mondes différents?» Le procès en dilettantisme n'est jamais loin. En pleine crise du pouvoir d'achat liée à la guerre en Ukraine, le ministre n'avait-il pas plus utile à faire?, s'est émue une partie de l'opposition.

«En bref, publier un roman est plus risqué que l'inverse», tranche le maître de conférences en sciences politiques Sébastien Ségas, qui a travaillé sur la réception des polars écrits par Édouard Philippe et Gilles Boyer. L'enseignant-chercheur a démontré comment les volets de la saga politique ont été relus, lorsque le maire du Havre est devenu Premier ministre. «Les adversaires ou journalistes politiques aiment déterrer une contradiction ou un élément de désapprobation», pointe-t-il. Malgré les risques, les politiciens romanciers sont une espèce en expansion.

Mise en récit du réel

Édouard Philippe, Clémentine Autain, Marlène Schiappa… Alors que ces livres se vendent peu, ils se multiplient sur les étals des libraires lors des rentrées littéraires. Marlène Schiappa est l'autrice de plusieurs romans, écrits sous pseudonyme, avant son entrée en politique comme Sexe, mensonges et banlieues chaudes. La députée LFI, Clémentine Autain, a publié Assemblées, à l'été 2022.

La prolifération éditoriale n'est peut-être pas anodine et témoigne d'un rapprochement entre fiction et politique. «L'univers politique baigne désormais dans le mythe du grand récit, les candidats se sont peu à peu rapprochés de spin doctors qui réfléchissent en termes de personnages et d'arcs narratifs. Les outils et le vocabulaire de la fiction sont entrés dans le champ politique», constate Sébastien Ségas.

L'apparition, ces derniers mois, du terme «narratif» dans les prises de parole des membres du gouvernement n'est pas anodine. L'attrait de nombreux profesionnels de la mandature pour des séries télévisées dans les coulisses du pouvoir comme Borgen ou Baron noir témoigne de la porosité entre les deux mondes. Si les politiques se rapprochent aujourd'hui des techniques du récit, c'est surtout lié à la mission qui leur incombe puisqu'«il y a une obsession de mise en récit du réel», rappelle Christian Le Bart.

Comme les artistes, les politiques sont sommés de construire un regard sur le monde et de rendre intelligible la société qu'ils dirigent. Une mission que beaucoup d'écrivains ont abandonnée, en se désengagant peu à peu de la notion de récit, avec le succès de l'écriture de soi et de l'autobiographie. Les politiques reprennent le flambeau... Ce qui nourrit un malentendu.

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