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Le calendrier électoral américain va déterminer le futur du conflit ukrainien

Temps de lecture : 7 min

[TRIBUNE] Par un curieux retour des choses, Trump pourrait sauver la mise à Poutine.

Le président américain Donald Trump prononce un discours lors d'un rassemblement «Keep America Great» à Phoenix, Arizona, le 19 février 2020. – Le président russe Vladimir Poutine prononce un discours lors d'une cérémonie à Jérusalem, le 23 janvier 2020, commémorant la population de Leningrad pendant le siège de la ville par les nazis lors de la Seconde Guerre mondiale. | Jim Watson / Emmanuel Dunand / AFP
Le président américain Donald Trump prononce un discours lors d'un rassemblement «Keep America Great» à Phoenix, Arizona, le 19 février 2020. – Le président russe Vladimir Poutine prononce un discours lors d'une cérémonie à Jérusalem, le 23 janvier 2020, commémorant la population de Leningrad pendant le siège de la ville par les nazis lors de la Seconde Guerre mondiale. | Jim Watson / Emmanuel Dunand / AFP

Donald Trump est le président américain le plus controversé depuis Jefferson Davis, président des États confédérés entre 1861 et 1865. Destitué à deux reprises, en partie responsable de l'invasion du Congrès par une foule hostile le 6 janvier 2021, reconnu coupable par un tribunal civil de l'agression sexuelle de l'ex-journaliste E.J. Carroll, arrêté et présenté au tribunal de New York pour une affaire de fraude avant son procès en décembre, un grand jury de l'État de Géorgie doit encore décider de son éventuelle inculpation pour son interférence dans le processus électoral de l'État lors des dernières élections présidentielles. Et la liste ne s'arrête pas là…

Mais plus il est l'objet d'attaques, plus sa popularité augmente, plus sa réélection, pourtant peu envisageable il y a deux ans, devient possible d'ici dix-huit mois. Favori des primaires républicaines (70% des électeurs le plébiscitent, au grand dam de son rival, Ron DeSantis) et du scrutin de novembre 2024 (il aurait six points d'avance sur Joe Biden), il était invité le 10 mai à un «Townhall» organisé par CNN. Outre la litanie de «trumpisms» sur les élections truquées, les événements du 6 janvier, la persécution dont il serait l'objet, ce sont ses affirmations sur l'Ukraine qui ont glacé d'effroi le gouvernement Zelensky et ses alliés européens.

Interrogé par la journaliste Kaitlan Collins devant une audience qui lui était acquise, il a refusé de soutenir l'Ukraine contre la Russie, il s'est plaint du montant trop élevé de l'aide militaire américaine et de la contribution, trop faible, des Européens, il n'a pas voulu appeler Poutine un criminel de guerre, et il a promis de régler le conflit en vingt-quatre heures dès son retour à la Maison-Blanche.

Si on ne l'arrête pas, il laissera Poutine conserver les régions conquises en échange d'un traité de paix. Pour l'Ukraine, il s'agit de récupérer les territoires perdus au plus vite; pour la Russie, de ne pas céder de terrain. Dans les prochains dix-huit mois, les sondages électoraux aux États-Unis risquent de faire autant de bruit que les canons dans le Donbass.

La guerre est dans une impasse

Après la contre-offensive ukrainienne de septembre-novembre 2022, le conflit s'est de nouveau enlisé. Pendant deux mois, le chef d'état-major Zaloujny a multiplié interviews et déclarations pour prévenir d'une nouvelle offensive russe à la fin février, laquelle a finalement échoué lamentablement, puisque même Bakhmout, le centre d'une bataille pyrrhique entre les troupes de Wagner et les défenseurs ukrainiens, n'avait toujours pas été prise au terme de neuf mois de combats furieux qui ont coûté la vie à 20 à 30.000 soldats russes et quelques milliers d'Ukrainiens.

Maintenant, il n'est plus question que de contre-offensive face à un adversaire russe déterminé à conserver le cinquième du territoire conquis. Sur les 17 millions d'obus disponibles au début de la guerre, l'armée russe en a déjà tiré à peu près 10 millions, et depuis quelque temps elle a réduit drastiquement sa consommation quotidienne de peur de manquer de munitions. Partout, l'armée de l'agresseur consolide des défenses, creuse des tranchées. La Russie se prépare à une guerre d'usure.

Pour parvenir à ses fins, elle compte capitaliser sur trois faiblesses majeures de l'Ukraine: l'économie est en ruine; l'armée dépend exclusivement de l'aide, militaire et financière, de l'OTAN, qui finira bien par trouver ses limites; et Kiev ne peut pas mobiliser davantage, à moins de faire appel à des troupes étrangères, scénario aujourd'hui impossible.

À l'inverse, le PNB russe n'a que marginalement souffert en dépit des sanctions; la Russie possède encore des stocks de munitions importants et peut compter sur un complexe militaro-industriel de 1.300 sociétés employant 2 millions de personnes, et de plus, elle a accès à une multiplicité de sources d'approvisionnement additionnelles: Iran, Corée du Nord, Chine, ou même Afrique du Sud; enfin, la Russie peut mobiliser des centaines de milliers de nouveaux soldats. Le temps joue en faveur de Poutine. Et dans l'éventualité d'une victoire républicaine en novembre 2024, il n'aurait «seulement» que dix-huit mois à tenir. Par un curieux retour des choses, Trump pourrait lui sauver la mise.

L'étrange position du Parti républicain vis-à-vis du conflit ukrainien

Comment le parti de Reagan, le président qui mit fin à l'Union soviétique en relançant la course aux armements, en est-il arrivé à représenter la meilleure chance de survie de Poutine? Pour comprendre l'incompréhensible, il faut brièvement analyser l'état de la politique américaine.

Le Parti républicain, perçu par les Européens comme un bloc uni derrière un programme de droite dure (remise en cause du droit à l'avortement, des libertés civiles, refus de limiter l'accès aux armes de guerre en vertu du deuxième amendement, etc.), est en réalité au bord de l'éclatement. On ne compte plus les factions: chrétiens conservateurs (Pence…), néoconservateurs (Bolton…), libertaires (Rand Paul), modérés (Murkowski…), libéraux (Schwarzenegger…), trumpistes (Gaetz, MTG, Boebert…), anti-trumpers (Cheney…), etc. Mais pour l'électorat, il y a deux groupes, l'«establishment» et la droite populiste, en fait les héritiers du Tea Party, savamment récupérés par Trump avec les extrêmes.

Autre caractéristique du système, un taux de participation aux présidentielles qui oscille entre 50% et 60% mais surtout, qui privilégie un parti aux dépens de l'autre selon le niveau de mobilisation de l'électorat. Ainsi, depuis les années 1990, la règle, à l'exception de 1996, c'est que le candidat républicain remporte l'élection si le taux de participation est en dessous de 55% et la perd s'il est au-dessus.

Dernier paradoxe étonnant: depuis 1988, les Républicains ont seulement gagné une fois le vote populaire à la présidentielle (majorité des voix), et c'était en 2004. Maintenant, on commence à comprendre comment un candidat comme Trump, honni par la majorité de la population, mais objet d'un culte de la part du tiers de l'électorat, peut l'emporter. Surtout qu'il existe la barrière des primaires.

Là, les électeurs conservateurs ne tolèrent plus les candidats issus de l'«establishment» du parti, qu'ils considèrent comme va-t-en-guerre, suppôts du gouvernement fédéral, internationalistes, éloignés des préoccupations quotidiennes des zones rurales ou semi-rurales (le cœur de l'électorat de Trump) et des Blue Collars blancs et, de plus en plus, hispaniques. Sacré tour de passe-passe pour un entrepreneur immobilier de New York né avec une cuillère d'argent dans la bouche!

Or, cette «base», qui terrorise tous les hommes politiques républicains, est isolationniste, religieuse, indifférente au reste du monde, abreuvée de théories du complot relayées par les réseaux sociaux, Fox News et les médias de l'alt-right (beaucoup de ces théories ont été créées de toutes pièces par les usines à trolls de l'Internet Research Agency, basée à Saint-Pétersbourg, financée par Evguéni Prigojine), et assez proche des idées conservatrices de Poutine: religion, patrie, armes, peine de mort, rétive aux droits LGBT+ et à ceux des minorités, etc.

Sans le soutien de ces 30-35% de l'électorat, il est impossible de gagner les primaires. Comme Trump donne le «la» sur tous les sujets, le candidat républicain qui sera choisi en juillet 2024 devra s'engager sur la fin du soutien «inconditionnel» américain à l'Ukraine sous peine de «perdre» la base. Pour Zelensky s'engage une course contre la montre.

2024, l'année de tous les dangers

Les choses vont s'accélérer dès cet été: d'abord, la possible inculpation de Trump en juillet (?) par la procureure du comté de Fulton en Géorgie. Ensuite, le procès à New York en décembre, et, entre-temps, l'annonce ou pas de la candidature de DeSantis. Le caucus d'Iowa et les primaires du New Hampshire fin janvier, puis le Nevada, la Caroline du Sud, etc. À l'issue du Super Tuesday[1] (le 5 mars au soir), le candidat en tête aura de bonnes chances d'obtenir la nomination de son parti. Puis la convention qui se tiendra en juillet à Milwaukee devrait en théorie consacrer Trump.

La stratégie de Zelensky va s'aligner sur ce calendrier. Après une tentative avortée début mars d'inviter Kevin McCarthy, le speaker de la Chambre des représentants, à Kiev, le président ukrainien a abandonné l'idée de rallier publiquement les Républicains à sa cause. De plus, Trump n'aime pas Zelensky, un homme, selon lui, à l'origine de sa première destitution, et à qui il reproche de ne pas lui avoir offert le scandale susceptible de détruire la campagne de Biden.

Dans les prochains mois, le président ukrainien sera donc sur tous les fronts: il va tout faire pour regagner le plus de territoires possibles, avec à sa disposition deux fenêtres d'opportunité pour ses contre-offensives: printemps-automne 2023 et printemps-automne 2024; il va exercer des pressions sur ses alliés européens afin d'obtenir davantage d'armes modernes (tanks, missiles de croisière, chasseurs…) et rééquilibrer ses sources d'approvisionnement; l'objectif est de mettre Trump ou DeSantis devant le fait accompli si la ou les contre-offensives sont une réussite, et de «forcer» les Européens à combler le vide laissé par les Américains si la situation sur le champ de bataille n'évolue pas d'ici dix-huit mois. Et les choses vont vite.

Le 11 mai (quelques heures après les déclarations de Trump sur CNN), le Royaume-Uni annonçait l'envoi de missiles de croisière Storm Shadow à l'Ukraine, d'une portée de 250 kilomètres. Le 13 mai, l'Allemagne confirmait une livraison de chars Leopard-1, de véhicules blindés Marder, de systèmes de défense antiaériens, de drones de surveillance, le tout pour une valeur de 2,7 milliards d'euros. Et l'Italie et la France ne sont pas en reste…

Zelensky fait bien. Le pourcentage d'Américains favorables à la poursuite de l'aide militaire est tombé de 60 à 48% entre mai 2022 et février 2023, et il devrait continuer à chuter. Pour Poutine, il faut donc tenir militairement, et lancer tous les moyens dans la bataille (recours à la conscription, importations d'armes illégales, etc.) afin que les zones de front se figent. Puis accepter un statu quo début 2025 sous l'égide de Trump, avant de recommencer quatre ans plus tard (à moins que le Parti républicain n'explose sur la question ukrainienne, que le congrès vote la poursuite de l'aide contre un veto présidentiel…).

À l'inverse, si l'armée russe recule jusqu'aux frontières antérieures, alors un coup d'État à Moscou est fort possible, avec des conséquences imprévisibles. Dans tous les cas de figure, ce serait le chaos. En cas de victoire de Trump dans dix-huit mois, les Européens n'auraient plus d'excuses pour ne pas prendre leur destin en main.

1 — Dans le calendrier des primaires américaines, le jour où une partie substantielle des États votent, historiquement beaucoup de ceux du sud et de l'ouest. Retourner à l'article

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