À Puerto Asís (Putumayo, Colombie).
Bordant les chemins cahoteux du corridor Puerto Vega-Teteyé, les champs de coca sont toujours là, entremêlés de quelques plants de bananes plantains et de canne à sucre. Dans certains d'entre eux, les raspachines sont à l'œuvre, chapeau sur la tête sous le soleil de plomb, arrachant méthodiquement les précieuses feuilles qui seront ensuite transformées par le cultivateur du champ en cocaïne base, produit à mi-chemin entre la coca et le chlorhydrate de cocaïne (que les narcotrafiquants terminent de fabriquer).
À première vue, tout semble normal dans cette zone parmi les plus denses en coca de Colombie. En réalité, rien ne l'est. À l'image des principales régions concernées du pays, le département de Putumayo, frontalier de l'Équateur et de l'Amazonie, vit une grave crise: «Depuis novembre, les narcos n'achètent plus la base», affirme Ivan Narvaez, cocalero qui voit la marchandise s'accumuler dans sa grange. «Les feuilles s'abîment en deux semaines alors que la base se conserve pendant un an, donc nous continuons à produire.»
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Selon les régions, la crise se manifeste différemment. «Dans le Catatumbo, elle dure depuis dix-huit mois», précise Salomon Majbub, spécialiste des politiques antidrogues. «Là-bas, la coca se vend un peu, mais le prix au kilo a plongé de 2,8 à 2,2 millions de pesos [de 571 à 448 euros, ndlr].» Résultat, les paysans, quand ils vendent, «perdent de l'argent, d'autant plus que les coûts de production ont explosé ces dernières années avec l'inflation», ajoute Pedro Arenas, associé de la Viso Mutop, un organisme d'analyse des politiques antidrogues.
«Je ne m'en sors plus»
Des crises, les cocaleros colombiens en ont connu d'autres, mais rarement aussi longues. Signe de la gravité de la situation, la cocaïne base ne sert même plus de monnaie de troc. «Les premiers mois, les producteurs de coca pouvaient encore payer en pâte des biens de première nécessité», poursuit l'analyste. «Désormais, le boucher, le fromager, refusent de la recevoir. Car ils ne sont plus assurés de la revendre», constate Ivan Narvaez.
De l'autre côté du fleuve Putumayo, dans la ville de Puerto Asís (Putumayo), Diana chevauche son deux-roues, à côté du petit port où accostent les navettes reliant les deux rives. À l'arrêt, elle désespère. En quelques mois, cette conductrice de moto-taxi, mère de quatre enfants qu'elle élève seule, a vu son activité plonger. «Je gagnais 110.000 pesos par jour [22 euros, ndlr], désormais c'est à peine 50.000. Le coût de l'essence, lui, ne fait qu'augmenter et les passagers me demandent de baisser mes prix. Je ne m'en sors plus.» Carolina, quant à elle, a été licenciée du magasin de vêtements où elle travaillait après les fêtes de Noël. «D'habitude c'est la période de l'année où nous vendons le plus, mais cette année, les ventes ont plongé», déplore-t-elle.
Dans cette ville, l'économie est en effet presque uniquement mue par la coca. «Il y a quelques cultures et élevages, mais le moteur, c'est la coca», souligne Ivan Narvaez. Comme beaucoup d'autres chercheurs, Pedro Arenas ne croit pas pour autant pas à une «crise structurelle». Car la demande internationale de cocaïne, elle, n'a cessé d'augmenter: des pays autrefois de transit, comme l'Afrique du Sud, sont devenus de grands consommateurs. L'Europe voit aussi sa consommation croître, et aux États-Unis, «malgré la crise des opioïdes, la cocaïne ne cède pas».
Une crise multifactorielle
Dans ce contexte, la crise colombienne semble à première vue surprenante. Les raisons de son existence sont en fait multiples et varient d'une région à l'autre. L'une d'entre elles dépasse les frontières colombiennes: d'autres pays de la région connaissent depuis cinq ans une hausse de leurs surfaces de culture de la coca, comme le Pérou et, dans une moindre mesure, la Bolivie, créant une concurrence nouvelle. «Avec la crise politique en cours depuis deux ans, l'État péruvien a perdu le contrôle sur des parties du territoire.»
D'autres pays comme le Venezuela, l'Équateur ou bien, en Amérique centrale, le Honduras et le Guatemala, «ont aussi commencé à produire». Mais la surproduction concerne d'abord la Colombie, où la sortie de la guérilla des Forces armées révolutionnaires de la Colombie (FARC) après l'accord de paix de 2016 avec l'État, a engendré l'arrivée massive d'autres acteurs illégaux dans ses territoires, incitant les campesinos à étendre leurs cultures –en 2021, elles ont atteint les 204.000 hectares, contre 143.000 en 2020, selon l'Office des Nations unies contre les drogues et le crime. Dans certaines zones, «la qualité aurait aussi baissé, poussant les narcos à se réapproprier la chaîne de production au détriment des petits producteurs», ajoute Salomon Majbub.
L'accord avec les FARC, en reconfigurant le conflit armé, a en outre généré d'autres disputes territoriales –dissidences des FARC, guérilla de l'Armée de libération nationale (ELN), groupes paramilitaires–, qui, dans certaines régions, génèrent de l'insécurité pour les narcos: dans le corridor Puerto Vega-Teteyé où vit Ivan Narvaez s'affrontent par exemple les deux dissidences des FARC, résidus de la guérilla démobilisée en 2016. «Si le contrôle n'est pas clair, l'entrée dans le territoire n'est pas sûre: le groupe armé illégal qui dirige la zone garantit la sécurité des narcotrafiquants et le tarif d'achat.» La capture d'«Otoniel», capo majeur du narcotrafic colombien, fin 2021, a également pu perturber le marché dans le nord du pays.
Le contexte politique a lui aussi changé, avec l'élection en 2022 du président de gauche Gustavo Petro. «Son approche contre le narcotrafic est différente: il souhaite privilégier la lutte contre les grands narcos à l'éradication des cultures des petits producteurs, à qui il préfère apporter une réponse sociale», détaille Pedro Arenas. L'accent est mis sur la saisie de marchandises, la destruction de routes du narcotrafic et les enquêtes sur le blanchiment d'argent.
Le choix du nouveau ministre colombien de la Défense de remplacer les hauts gradés militaires présents dans les zones cocaleras, aurait également, pour le moment, freiné certains circuits de corruption indispensables au trafic, car «la majorité de la cocaïne emprunte des voies légales par container», souligne Pedro Arenas. Enfin, Gustavo Petro, qui ambitionne de négocier «la paix totale» avec l'ensemble des acteurs illégaux, aurait demandé à ces derniers de ralentir le narcotrafic et la déforestation dans les territoires qu'ils contrôlent. «Ce serait une preuve de bonne volonté», commente Salomon Majbub.
Ces dangereuses économies «de la débrouille»
Terrible à court terme, la situation actuelle offre néanmoins à l'État colombien «la possibilité de construire, avec les communautés, un développement économique alternatif», note Pedro Arenas. «Pas des programmes de substitution tièdes où ils doivent changer la coca pour une autre plante.» Mais, s'inquiète l'analyste, «en dix mois de mandat, l'implémentation des programmes de substitution –prévus par l'accord de paix mais jamais appliqués par l'ex-gouvernement– ne décolle pas: il serait dommage de laisser passer cette fenêtre d'opportunité».
C'est la raison pour laquelle Ivan Narvaez refuse de se détourner de la coca: «C'est notre arme de négociation avec l'État pour qu'il vienne ici avec de vraies propositions.» Des routes, des services publics et un projet de développement territorial consistant…
En attendant, pour nourrir leurs familles, les campesinos s'adaptent. Certains, sans arracher leurs champs de coca, les laissent à l'abandon et se tournent pour survivre, quand c'est possible, vers des cultures légales plus ou moins rentables. À Puerto Asís, souligne Ivan Narvaez, «il y a une grosse entreprise pétrolière, certains sont partis travailler là-bas».
Dans d'autres régions, la transition est plus inquiétante: les groupes armés migrant vers d'autres économies illégales, désastreuses sur le plan environnemental, comme l'extraction d'or et de charbon, une partie des cocaleros vont y travailler. «Le paysan colombien est pragmatique, il va là où il y a de quoi répondre à la nécessité pour nourrir sa famille», constate Pedro Arenas. Tant que des groupes armés chercheront à se financer et que l'État sera absent de ces territoires, ces économies dites «de la débrouille» continueront de prospérer.