Il y avait une certaine ironie, voire un risque de pléonasme, à présenter Jeanne du Barry en ouverture du Festival de Cannes 2023 (du 16 au 27 mai), tant le festival ressemble à bien des égards à cette «société de cour» dont le sociologue Norbert Elias a dressé le portrait et explicité les mécanismes et les effets sur la société toute entière.
Mais le parallèle tourne court, dès lors que le film ne retient qu'une dimension superficielle du Versailles des dernières années du roi Louis XV. À l'écran, on n'en verra que les conformismes caricaturaux, qui assurément en faisaient partie, sans la définir entièrement. C'est qu'il ne s'agit que d'en faire un terrain approprié pour célébrer l'héroïne qui se met elle-même en scène avec une conquérante assurance.
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Frasques aguicheuses
Après un prologue sur l'enfance et l'adolescence de Jeanne Bécu, d'un réalisme de conte de fées, Maïwenn filmée par Maïwenn entre en scène. Sa relation avec son noble concubin, libertin et proxénète, ce comte du Barry qui sera finalement obligé de l'épouser et de lui donner son nom et son titre, est surtout l'occasion de lui confectionner vite fait un à-côté sentimental, dédié au jeune fils de son amant.
Qu'il soit clair ainsi que celle qui s'apprête à passer d'un sens à l'autre du mot «courtisane» avait aussi un cœur. Elle ne manquera pas non plus ensuite de cocher également la case «bonne avec les personnes racisées» lorsque, plus tard, on lui offrira un jeune esclave noir.
Mais à ce moment la carrière de Jeanne sera bien avancée, malgré les intrigues et les crispations que suscite sa présence dans le lit du souverain et sous les ors de la monarchie absolue.
De présentation transgressive dans le décorum de la galerie des Glaces en coup de Trafalgar vestimentaire, elle fraie son chemin grâce à la protection de ce roi, dont il est supposé qu'il goûte ses talents érotiques de femme expérimentée (pourquoi pas?), et surtout son anticonformisme utilisé comme moyen de conquête, ce qui est nettement moins assuré.
Sauf que, bien sûr, la conquête dont il s'agit en réalité n'est pas celle de Louis XV mais celle du public. Et tout est agencé pour mettre en valeur les multiples attraits de l'héroïne.
C'est si vrai qu'à aucun moment n'est esquissé le moindre indice concernant ce que pourrait bien éprouver le roi pour elle, et pourquoi. L'amour inconditionnel du souverain, contre sa famille et ses conseillers, est posé comme acquis, permettant à «Maïwenn du Barry» de déployer tranquillement ses frasques aguicheuses.
L'idée est sans doute qu'il va de soi de tomber amoureux de Maïwenn dès qu'on la rencontre, tout roi de France et grand praticien des plaisirs physiques soit-on. La cause est donnée comme gagnée d'avance, face aux ridicules et vilénies de la cour, le sujet étant, à l'usage des spectateurs, ni de conter Versailles ni comprendre une relation, mais de se donner des airs de comtesse rebelle à très bon compte.
Dans l'univers compassé et répressif où elle a surgi, Maïwenn se la joue en grande pourfendeuse des conventions, quasiment en héroïne révolutionnaire. Mais si l'héroïne du film est disruptive, c'est comme Emmanuel Macron, ou si elle est décomplexée, c'est comme Nicolas Sarkozy: au seul service de ses appétits immédiats, dans une posture ultra-individualiste et fière de l'être, malgré les petits signes de connivence avec le politiquement correct.
Le cas Johnny Depp
Reste la présence, plutôt mystérieuse en ce qui concerne le film lui-même, de Johnny Depp dans le rôle du roi. L'acteur et cinéaste américain, qui malgré un usage très honorable du français ne peut dissimuler son accent, est une présence opaque, intrigante.
«Could someone tell me what the fuck I am doing here?» (royale pensée). | Why Not Productions / Le Pacte
Comme si toute sa raison d'être là se tenait entièrement ailleurs, dans la volonté d'exhiber une tête d'affiche internationale, et peut-être le goût de la polémique que sa présence ne manquera pas de susciter, alors qu'il fait l'objet d'une intense campagne hostile de la part des soutiens féministes de son ex-épouse Amber Heard, à la suite de leurs conflits privés et judiciaires.
Dans la presse américaine, ce qui est montré à Cannes en ouverture du festival n'est ainsi désigné ni par son titre ni par le nom de sa réalisatrice et interprète principale, mais comme «le film de Johnny Depp».
Dans un contexte, celui instauré par le film, où tout se présente comme relevant de l'intrigue intéressée, la présence de la star de Pirates des Caraïbes, qui est aussi un excellent acteur et un bon réalisateur, ne peut apparaître que comme une manœuvre parmi d'autres. Du moins celle-là a-t-elle le mérite d'offrir au film sa seule dimension d'étrangeté, et parfois d'humour, sans qu'on soit sûr qu'il soit volontaire.
Mieux qu'un gadget, pas seulement une provoc', le choix de l'interprète a toutefois ses limites, qui deviennent évidentes lorsque surgit l'inévitable comparaison entre la mort de «Johnny Capet» et celle qu'avait magnifiquement filmée Albert Serra dans La Mort de Louis XIV avec Jean-Pierre Léaud. Toute la pesanteur de la reconstitution appliquée se voit soudain comme perruque poudrée sur occiput.
Jouant sur les ornements fastueux et les clins d'œil à une idée du libertinage qui ne retient que la licence sexuelle d'un mouvement de pensée qui fut d'abord une grande aventure démocratique, le film, qui sort en salles ce mercredi 17 mai, rejoint ces luxueuses productions françaises «d'époque», dont Cannes se croit obligé de se faire de temps en temps la vitrine. Quitte à rejoindre bientôt dans l'oubli le désolant Vatel (2000) avec Gérard Depardieu ou l'inutile La Princesse de Montpensier (2010) de Bertrand Tavernier.
Jeanne du Barry
de Maïwenn,
avec Maïwenn, Johnny Depp, Benjamin Lavernhe, Melvil Poupaud, Pierre Richard, Pascal Greggory, India Hair
Durée: 1h56
Sortie le 17 mai 2023
Avant la cérémonie, une célébration: «L'Amour fou»
Avant cela, avait eu lieu l'un des rituels de la société de cour cannoise, la cérémonie d'ouverture. Passage obligé et difficile, il fut franchi sans encombre majeur ni relief particulier, la maîtresse de cérémonie Chiara Mastroianni s'acquittant de sa tâche avec sensibilité et justesse.
Ce début de festival est accompagné de multiples polémiques, concernant la présence de Johnny Depp, mais aussi les accusations contre Cannes comme bouclier des comportements sexistes et des agressions contre les femmes énoncées par Adèle Haenel et relayées par une pétition signée par de nombreuses actrices et acteurs, sans oublier, dans un autre registre, les menaces de la CGT Énergie de couper le courant des projections pour appuyer la protestation contre la réforme des retraites.
Pas la moindre trace visible de tout cela, du moins le premier soir. Mais, après l'espèce d'exploit historique qu'avait été la cérémonie de l'an dernier starring Volodymyr Zelensky et Virginie Efira, il était impossible d'atteindre le même niveau.
Et si Catherine Deneuve, avant de déclarer ouvert le festival, eut un mot bienvenu pour «ceux qui vivent une toute autre vie» que les festivaliers, et qu'elle prit le temps de dire un poème de l'écrivaine ukrainienne Lessia Oukraїnka, on resta dans le prévisible et le convenu. L'événement, événement de cinéma, avait eu lieu avant.
Bulle Ogier dans L'Amour fou (sorti en 1969), lumineuse ouverture. | Les Films du Losange
Ne croyez rien de ce que disent gazettes et médias, le 76e Festival de Cannes s'est véritablement ouvert ni avec Jeanne du Barry ni avec la cérémonie officielle, mais par une merveille comme surgie d'un autre monde.
Sublime et bouleversant, invisible depuis des lustres, L'Amour fou de Jacques Rivette avait été projeté dans l'après-midi de ce mardi 16 mai au Palais des festivals, en copie somptueusement restaurée.
Comète noire et blanche aux 4 heures 12 de rayonnement intense, l'œuvre émet une douceur, une violence et une intelligence qui, au-delà de son propre cas, justifie d'espérer pouvoir porter ce que désigne son titre, au moins à quelques-uns des films qui, à partir du lendemain, afflueront sur la Croisette. Puisque Cannes est, ou devrait être, aussi l'occasion de cela: un amour fou du cinéma. Le film, lui, sortira sur les grands écrans le 13 septembre, on l'attend déjà.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.