«Bonjour, je m'appelle Izno, je suis un berger allemand. J'ai 7 ans et je suis à la compagnie cynophile de Paris depuis 2014.» Publiée sur le site de la préfecture de police de Paris et sur ses réseaux sociaux, cette interview quelque peu décalée présente le travail de ce chien de pistage, à travers la voix de Jérôme (précision faite à la fin de la vidéo, pour quiconque aurait eu un doute), son conducteur cynotechnicien ou policier maître-chien.
#JournéeMondialeDuChien | 🐶 🎙️ "Mon jeu préféré ? Le pistage !" C'est par ces mots qu'Izno vous fait découvrir son métier et ses différentes missions à la Bridage Cynophile.
— Préfecture de Police (@prefpolice) August 26, 2020
🎥 Aussi à l'aise devant la caméra que sur le terrain, Izno s'est plié au jeu des questions/réponses. pic.twitter.com/mBqQ44oaXx
Richard Marlet, désormais commissaire divisionnaire de police honoraire du 36 quai des Orfèvres et rénovateur de la police technique et scientifique, a écrit un ouvrage de référence, consacré à ces chiens pas comme les autres et paru en 2011: Profession chien policier – Sur la piste des ces agents très spéciaux.
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Dans l'histoire récente, on peut notamment se souvenir du sort qu'avait subi Diesel, chienne d'assaut au service du RAID, tuée lors de l'opération policière de Saint-Denis visant Abdelhamid Abaaoud et ses complices, le 18 novembre 2015, quelques jours après les attentats du 13-Novembre. La mort de ce berger belge malinois avait touché de nombreuses personnes, déjà éprouvées par cette annus horribilis, et offert un regain d'intérêt pour ces fonctionnaires uniques en leur genre.
«Diesel a fait fondre le cœur de millions d'internautes, elle n'en était pas moins un chien d'assaut dressée pour mordre», rappelle Olivia Cohen, dans un article que nous avions publié un an après cet événement et présentant le travail de ces chiens au service de l'État.
Une agressivité stimulée qui peut laisser des troubles
Sébastien Mouret, sociologue spécialisé dans le «travail animal», désigne les chiens policiers comme étant «les gueules armées de la République», dans un article publié en 2018. «Même si le dressage limite leur rôle à celui d'une arme de poing et réduit la diversité de leurs répertoires comportementaux à l'agressivité, pour en exploiter la force, les animaux accèdent au statut de collègue par l'incarnation d'une valeur policière: le courage.»
Ce courage est en réalité la conséquence d'une «production de corps animaux dociles». Cela vaut tant dans la sélection des races –par exemple, la brigade cynophile du RAID choisit exclusivement des malinois, du fait de leur morphologie et de leur caractère– que des individus mis au travail (en fonction de leur personnalité), et un dressage continu visant à désinhiber et rentabiliser la hargne des chiens au sein des forces de l'ordre. Le courage est donc tout relatif, puisque qu'un chien ne peut pas choisir de lui-même cette carrière pleine de dangers.
«Le renforcement agressif des chiens s'effectue conjointement par un isolement en chenil, où se prolonge leur “désocialisation”, autre terme cynotechnique désignant la fonction du dressage», explique également dans son texte Sébastien Mouret. Il faudra attendre la retraite (appelée «réforme»), généralement à l'âge de 7 ou 8 ans, pour profiter du confort d'un foyer familial par le biais de l'adoption. «Outre les risques d'attaque sur les membres de la famille, les règles de docilité affectueuse qui organisent les conduites des animaux de compagnie entravent la “libération” de l'agressivité canine. […] Un chien de patrouille doit n'avoir qu'un seul univers social d'appartenance: la police.»
Mais certains chiens n'arrivent pas à s'adapter à cette nouvelle vie, tel l'imprévisible Erros, à l'origine de la première maison de retraite pour chiens policiers en France, à Cabriès (Bouches-du-Rhône), près de Marseille. Interrogé par 20 Minutes en septembre 2021, David Rodriguez, chef de la brigade cynophile de la police nationale des Bouches-du-Rhône, espère «qu'un jour, l'État prenne à bras-le-corps cette question des chiens policiers à la retraite». Un État qui serait donc responsable du comportement trop instable d'Erros, produit d'un dressage ayant abîmé sa personnalité.
Une violence indirecte et amplifiée qui interpelle
À l'instar de leurs collègues humains, les chiens policiers se retrouvent exposés aux violences physiques durant leurs années de service. Certains en sont traumatisés et doivent être réformés prématurément. Ce fut le cas en 2010 pour Icky, jeune berger malinois de 19 mois, kidnappé durant sa formation dispensée par la police de Liège (Belgique) et dont le comportement avait ensuite changé.
Fin 2021, au moment du l'examen de la loi contre la maltraitance animale, l'association Stéphane Lamart –qui œuvre pour la défense et la protection des droits des animaux– avait interpellé le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin et les sénateurs, afin d'obtenir la création d'une circonstance aggravante en cas d'actes de cruauté commis sur des animaux détenus par des agents en exercice.
«Au cours de leurs missions, les chiens policiers se font parfois maltraiter, brutaliser, frapper par des individus, et tout le monde s'en fout», déplorait alors Stéphane Lamart auprès du Dauphiné Libéré. Finalement, la loi promulguée le 30 novembre 2021 a bien créé une circonstance aggravante et prévoit que les actes de cruauté sur les chiens policiers soient punis d'une peine de quatre ans de prison et 60.000 euros d'amende. Mais il y a de quoi s'interroger sur l'utilisation de ces animaux au sein des forces de l'ordre, en dépit des performances inimitables de leur flair.
À l'inverse, en raison de leur dressage qui joue sur leur agressivité, les chiens policiers se retrouvent aussi être des armes par destination. Une enquête de StreetPress, mise en ligne en avril 2023, dénonce les brutalités policières commises à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), depuis l'élection du maire (PS) Mathieu Hanotin en juillet 2020. La brigade cynophile de la police municipale, comprenant trois bergers allemand, hollandais ou malinois, y est mise en cause.
Dans son enquête, la journaliste Lina Rhrissi raconte par exemple l'épisode nocturne vécu par Jordan (le prénom a été modifié), un fonctionnaire territorial de 41 ans, qui a depuis porté plainte pour violence par personne dépositaire de l'autorité publique. «Sur le point de rentrer chez eux [Jordan et une amie, ndlr], ils voient une dizaine de policiers municipaux en train de frapper un homme contre un arbre, visiblement ivre. Alors que plusieurs riverains interpellent les policiers, l'agent maître-chien aurait lâché son animal, muselé, sur l'amie de Jordan, une quinquagénaire de petite taille. Un policier aurait lancé: “Je fais ce que je veux moi! Je suis la police municipale”, avant de gazer Jordan.»
«Considérés comme des armes»
Cet usage offensif peut même cibler des catégories précises de la population. Il est documenté depuis de nombreuses années aux États-Unis, comme l'a souligné Gwenola Ricordeau, sociologue et professeure assistante en justice criminelle, sur Twitter en 2020. Média spécialisé dans la justice pénale aux États-Unis, The Marshall Project a ainsi publié une série d'articles édifiante en octobre 2020 et intitulée «Mauled: when police dogs are weapons» («Mutilés: quand les chiens policiers sont des armes»), n'oubliant pas la dimension raciste envers la population afro-américaine.
C'était déjà le sujet du roman Chien blanc de Romain Gary, écrit en 1969 à la suite de la rencontre de l'auteur à Beverly Hills (Californie) avec Batka, un berger allemand errant, systématiquement agressif envers les personnes noires. Il avait été dressé par la police du sud des États-Unis pour attaquer à vue, dans le contexte du mouvement des droits civiques.
L'écrivain français relate dans son roman un dialogue qu'il a eu avec Jack Carruthers, propriétaire d'une réserve animalière:
«–Votre clébard est trop vieux.
–C'est une affaire de patience.
–C'est trop tard. Il doit avoir dans les sept ans. Il est irrécupérable. On ne peut pas le changer. Il a pris le pli en profondeur. C'est ce qu'on appelle la déformation professionnelle.
–On ne peut pas le laisser comme ça.
–Bon, faites-le piquer. C'est ce que je ferais à votre place.
–Il me semble que ce sont les salauds qui l'ont dressé qui devraient plutôt être piqués...»
Depuis quelques années, la question de l'emploi des chiens policiers revient dans le débat public en France. Il y a une poignée de semaines, début mai, les pôles «condition animale» de La France insoumise, de Europe Écologie-Les Verts, du Nouveau Parti anticapitaliste et de Révolution écologique pour le vivant (le parti créé en 2018 par Aymeric Caron) ont publié une tribune sur Basta: «Pas d'animaux au service de la répression». Ils appellent à interdire cette pratique, ainsi que la police montée à cheval, en étant «fermement opposés à l'idée que des animaux puissent être considérés comme des armes» et «utilisés comme des outils pour le maintien de l'ordre».
Bien-être animal impossible à maintenir sur le terrain, dressage jugé «opaque» produisant des êtres «déstructurés», échos avec la souffrance au travail des forces de l'ordre côté humain –que souligne Sébastien Mouret en conclusion de son étude les «gueules armées de la République»–, il est peut-être temps de réfléchir à la fin de l'usage des chiens dans la police ou la gendarmerie. Mais pour autant, bien qu'ils soient dénués de sensibilité, n'exigent aucun dressage et ne posent pas de souci de mise à la retraite, faut-il s'en remettre à l'alternative des chiens robots, dont certains modèles sont même équipés de fusils d'assaut?