Il y a encore quelques mois, avec la hausse des prix de l'énergie, la guerre en Ukraine, la reprise de l'inflation et la remontée des taux des banques centrales, on pouvait croire que s'amorçait la chronique d'une récession annoncée. Et que constate-t-on? Que, mis à part le Royaume-Uni et peut-être l'Allemagne, la plupart des pays développés et des pays émergents devraient échapper à un recul de l'activité en 2003.
Certes, tout n'est pas joué, et, comme le soulignait Pierre-Olivier Gourinchas en avant-propos des prévisions économiques publiées par le FMI en avril, «nous nous engageons donc dans une phase périlleuse où la croissance économique reste faible par rapport à ses valeurs rétrospectives et où les risques financiers s'accentuent, alors que le problème de l'inflation n'est pas encore derrière nous».
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Le chômage au plus bas depuis plus de vingt ans dans l'OCDE
Il n'en demeure pas moins que, jusqu'à aujourd'hui, l'économie mondiale a mieux résisté qu'on ne pouvait le penser et une surprise majeure est venue du marché du travail, qui «reste en très grande forme», comme l'a encore rappelé le chef économiste du FMI le 9 mai à Paris devant l'Association des journalistes économiques et financiers.
Au cours des trois premiers mois de cette année, le taux de chômage de l'ensemble des trente-huit pays membres de l'OCDE est tombé à 4,8%, son niveau le plus bas depuis 2001. Même sur le front du chômage des jeunes (de 15 à 24 ans), l'amélioration est spectaculaire, avec un taux revenu à 10,5%, son niveau le plus bas depuis 2005. Les taux d'emploi et d'activité (personnes en emploi ou en demande d'emploi) en pourcentage de la population en âge de travailler atteignent des niveaux record; dans l'Union européenne, le taux d'emploi a retrouvé son niveau le plus élevé depuis 2005, à près de 70%.
Ces chiffres viennent contredire les propos pessimistes tenus par François Mitterrand en 1993, «contre le chômage, on a tout essayé», qui laissaient supposer qu'il y avait une sorte de fatalité contre laquelle on ne pouvait rien. En fait, ces propos contenaient tout de même une part de vérité: dans une économie mondialisée, il est difficile pour un pays d'aller seul à rebours de la tendance générale.
En dépit de toutes les inepties que l'on entend actuellement sur une prétendue démondialisation, ce constat est toujours d'actualité. La mondialisation est certes en train d'évoluer et de prendre de nouvelles formes, mais qu'il s'agisse de la conjoncture ou des problèmes structurels, elle constitue plus que jamais la toile de fond sur laquelle peuvent s'inscrire les politiques nationales.
La France suit le mouvement, mais loin des meilleurs
Le président de la République et sa majorité, c'est de bonne guerre, mettent en avant les mesures prises depuis le début 2017 en faveur de l'emploi et des entreprises. Ces mesures ont effectivement joué un rôle, elles ont permis de profiter du mouvement général de recul du chômage, voire de l'accélérer, ce qui était nécessaire: la France n'était pas en très bonne position en ce domaine et reste encore loin des meilleurs.
Après être monté à plus de 12% en 2013, le taux de chômage de la zone euro est revenu à 6,5% en mars 2023, mais il s'établit encore à 6,9% en France (selon les statistiques européennes) contre 2,8% en Allemagne et en Pologne ou 3,5% aux Pays-Bas (avec 7,8% en Italie et 12,8% en Espagne à l'autre bout du spectre). Et dans les statistiques de l'OCDE, nous sommes en 30e position sur 38.
Il suffit d'un nombre limité de nouveaux emplois pour faire baisser le taux de chômage.
Mais cette performance française, à défaut d'être exceptionnelle, mérite tout de même d'être rappelée, à un moment où seules les informations négatives font le buzz. Comment l'expliquer? La même raison qui justifie le recul de l'âge du départ à la retraite explique une partie de l'amélioration enregistrée sur le front de l'emploi: la population continue d'augmenter, mais à un rythme très modéré; elle vieillit et l'arrivée de jeunes sur le marché du travail ne dépasse pas de beaucoup le nombre de personnes qui partent à la retraite.
Il suffit d'un nombre limité de nouveaux emplois pour faire baisser le taux de chômage. Ainsi, note l'Insee, en 2022, il y a eu 467.000 emplois nets créés pour 396.000 actifs supplémentaires, ce qui a permis au taux de chômage de revenir à 7,2% de la population active, à son plus bas niveau depuis le premier trimestre 2008.
La surprise des créations d'emplois
Il a tout de même fallu créer ces emplois et cela ne paraissait pas évident dans une conjoncture difficile. Pour tous les économistes, ce résultat est une surprise. Dans la revue de l'OFCE qui doit sortir très prochainement, Éric Heyer avance trois hypothèses qui expliqueraient environ 70% de la hausse surprenante de l'emploi salarié en France depuis l'année 2019, celle qui a précédé la crise du Covid-19.
Selon la première, la durée moyenne du travail n'aurait pas encore retrouvé son niveau d'avant la crise, d'où une productivité en baisse: il faut plus de personnes pour atteindre le même niveau de production. Ce facteur expliquerait environ 18% de la hausse du nombre de salariés.
Il y aurait ensuite le fort recours à l'apprentissage, qui en expliquerait 24% (dans sa note de conjoncture de décembre 2022, l'Insee indiquait que ce phénomène avait beaucoup contribué à la baisse de la productivité puisque les personnes bénéficiant d'un contrat d'alternance sont comptabilisées dans les comptes nationaux comme des salariés à temps complet alors qu'elles sont en études un partie du temps).
Enfin, les nombreuses mesures de soutien aux entreprises expliqueraient 26% de la hausse.
Il reste à savoir si cette heureuse évolution pourra se constater encore dans les prochaines années. À court terme, cela semble difficile: les prévisions pour le second semestre ne sont pas fameuses, les mesures de durcissement de la politique monétaire devant commencer à avoir un impact sur la conjoncture (on estime généralement que le ralentissement de l'activité survient entre 18 et 24 mois après le début du resserrement).
Pour la France, le FMI attend une croissance de seulement 0,7% du PIB pour l'ensemble de 2023, le ministère de l'Économie étant un peu plus optimiste avec une prévision de 1%, contre 2,6% en 2022. Mais, à moyen terme, les perspectives sont plutôt positives.
Vers le plein-emploi?
Dans son programme de stabilité 2023-2027 présenté le 26 avril en Conseil des ministres, le gouvernement prévoit un ralentissement temporaire des créations d'emplois cette année et l'an prochain, mais estime que les mesures déjà prises et en préparation (rénovation du service public de l'emploi par la création de France Travail, réforme de l'accompagnement des bénéficiaires du RSA et amélioration de l'insertion des publics éloignés de l'emploi, poursuite du déploiement du contrat d'engagement jeune, évolution de l'assurance chômage, amplification de la dynamique d'apprentissage, réforme des retraites, etc.) devraient conduire au plein-emploi en 2027, ce qui signifierait un taux de chômage voisin de 5% de la population active.
Ces prévisions peuvent paraître très optimistes. De fait, la plupart des spécialistes des problèmes de l'emploi ne cachent pas leurs doutes quant à la possibilité d'atteindre ces objectifs. Il n'en demeure pas moins que la tendance est en effet assez favorable, qu'il s'agisse de l'évolution de la démographie ou des enseignements tirés de la crise du Covid-19 sur la nécessité de diversifier ses sources d'approvisionnement et ne pas dépendre que de l'extérieur pour des produits sensibles. Même s'il ne faut pas se faire trop d'illusions sur les relocalisations et ne pas attendre des résultats trop rapides en matière de réindustrialisation de la France, il ne faut pas sous-estimer l'ampleur des changements en cours.
Le rapport de force entre employeurs et employés bouge
Les statistiques publiées par le ministère du Travail sont éloquentes: jamais le nombre d'emplois non pourvus n'a été aussi élevé en France et chaque jour apporte son lot de déclarations d'entrepreneurs affirmant chercher désespérément des salariés. Il faut être clair: beaucoup de ces emplois ne trouvent pas de candidats parce qu'ils sont pénibles, comportent des horaires incompatibles avec une vie de famille ou sont mal rémunérés. Il y a aussi le problème du décalage entre les besoins des entreprises et la formation des jeunes qui sortent du système scolaire; des progrès significatifs sont à faire du côté de la formation.
Mais l'ampleur de la hausse du nombre des emplois vacants (+ 72% entre le quatrième trimestre 2019 et le quatrième trimestre 2022) et le fait que ce phénomène se retrouve dans tous les secteurs montrent bien qu'il se passe quelque chose du côté de l'offre d'emplois et que le rapport de force entre employeurs et employés est en train de bouger.
On peut en trouver une confirmation dans le comportement des salariés. Le phénomène le plus spectaculaire est celui de la «grande démission» aux États-Unis (le big quit), qui a connu une pointe au début de l'an passé, mais est en train de se réduire progressivement: plus de 4,4 millions de salariés avaient quitté leur job volontairement en mars 2022, ils étaient seulement 2,5 millions en mars 2023. Ces décisions peuvent avoir diverses motivations: désir de faire une pause ou perspective d'avoir un nouveau job plus intéressant ou mieux payé. Dans tous les cas, elles sont le signe d'une certaine liberté de choix que l'on n'a pas quand le marché du travail est mal orienté.
On en voit une autre version avec le quick quitting, qui se retrouve aussi en France, avec de jeunes diplômés qui partent avant même la fin de leur période d'essai ou au bout de quelques mois ou quelques années seulement de présence dans l'entreprise, avec la perspective de trouver mieux ailleurs. Et l'on pourrait parler aussi du quiet quitting, de ces salariés qui font juste ce qu'il faut dans l'horaire réglementaire.
Des conditions de travail à renégocier
L'opposition à la retraite à 64 ans est également significative. Quel que soit le contexte, demander aux gens de travailler deux ans de plus est forcément vécu comme une régression sociale. Mais, dans ce cas, précis, au-delà du contexte politique particulier de la France actuellement, il semble bien que ce soit surtout la dégradation des conditions de travail qui ait incité les salariés à réagir aussi vigoureusement. L'idée de travailler plus longtemps dans les conditions actuelles est apparue insupportable.
Dans un contexte de concurrence accrue au niveau national et international, beaucoup de salariés se plaignent d'être davantage mis sous pression et la réduction du temps de travail a souvent aggravé le problème: les employeurs veulent autant de production, voire plus, dans un temps plus court. De surcroît, les salaires ne suivent pas toujours. Les économistes et sociologues du travail sont nombreux, comme Bruno Palier, directeur de recherche à Sciences Po, à dénoncer des conditions de travail largement dégradées.
Après avoir refusé de parler avec le gouvernement d'autre chose que de la retraite, les syndicats doivent maintenant profiter du dialogue qui s'amorce avec Élisabeth Borne ces 16 et 17 mai, et retrouver le chemin de la table des négociations. Emmanuel Macron s'est engagé à construire par le dialogue un «pacte de la vie au travail» qui devrait se traduire par des accords entre partenaires sociaux à différents échelons. L'occasion doit être saisie, dans un contexte plus favorable aux salariés qu'il ne l'a été au cours des années passées, et les sujets de discussion ne manquent pas, des conditions de travail aux salaires.
Un des sujets les plus urgents à mettre sur la table, si le gouvernement et le patronat veulent faire enfin passer la pilule de la retraite à 64 ans, est l'emploi des seniors. Une étude de l'Insee vient de le montrer: entre 55 et 69 ans, une personne sur six n'est ni en emploi ni en retraite; une petite minorité (3%) est au chômage, mais 13% sont des inactifs qui ne perçoivent pas de retraite. Pour que le report de l'âge de la retraite à 64 ans ne provoque pas davantage de drames, il faut que les choses changent dans les entreprises. C'est vraiment le moment d'en discuter.